Daniel Ichbiah
C'est une histoire tellement fantasque que si un écrivain l'avait contée, on l'aurait taxé d'irréalisme.
Bien des scènes de cette intrigue auraient semblé à la limite du concevable et les critiques y seraient allés de leur couplet, sur le thème : 'vous n'allez pas nous faire avaler cela !'.
Comment croire qu'un homme qui a gouverné la France durant 14 ans a pu parvenir, durant presque toute cette période, à dissimuler sa double vie, une autre compagne, une fille cachée ?
Qu'il passait ses vacances à leurs côtés dans un village de la Côte d'Azur, comme si de rien n'était ?
Que le soir venu, lorsque la frénésie des affaires quotidiennes était retombée, il s'en allait les retrouver, en toute quiétude, et passait la soirée avec elles, jouant le rôle d'un père de conte de fées ?
Que son épouse, comme d'autres proches, jouait le jeu avec bonhomie, partageant l'omerta sur cette double vie ?
Et comment croire que de surcroît, ce président de la république avait eu sa fille à 58 ans, un âge où ceux de sa génération font sauter leurs petits enfants sur leurs genoux ?
Cette histoire s'est pourtant déroulée durant deux septennats, ignorée de la plupart, subodorée par certains mais sans qu'ils n'osent l'évoquer, sinon par le biais de regards entendus.
De la part d'un autre personnage, elle aurait froissé la population. Dans le cas de François Mitterrand, elle est passée comme une lettre à la poste, acceptée par la plupart. Elle a parfois même été comptée à l'actif de celui qui au fond, s'était révélé un père attentif et attentionné, ô combien aimable et affectionné, faisant un peu mieux ressortir sa qualité d'humanité, l'une de ses plus marquantes.
Mitterrand n'était pas un être ordinaire, et sa vie relevait de cet art qu'il appréciait plus que tout autre : le romanesque.
Le peuple, majoritairement, ne lui a pas tenu rigueur d'avoir vécu une existence digne d'un personnage de Balzac à une époque un peu chiche en destins exceptionnels...
C'est au cours de l'été 1961 que le destin amoureux de François Mitterrand a basculé. Il louait alors une maison à Hossegor, dans le sud est de la France et venait de découvrir le charme discret d'un sport de la tranquille bourgeoise, le golf.
Un jour, l'un de ses partenaires de jeu, Pierre Pingeot, un industriel de Clermont-Ferrand a invité les Mitterrand à dîner. Il a alors confié à son hôte que sa fille Anne, âgée de 18 ans, devait bientôt monter à Paris pour y suivre des études de lettres et de droit. Consentirait-il à la chaperonner pour ses débuts dans la capitale ?
Mitterrand a volontiers accepté et d'autant plus aisément que Anne disposait d'une chambre dans le 6ème arrondissement, non loin de son propre domicile, rue de Bièvres. Ils se sont retrouvés de de temps à autre à la bibliothèque Mazarine, un magnifique lieu de culture qui a ouvert ses portes en 1643 sous l'impulsion du cardinal Mazarin, ministre de Louis XIV durant sa minorité.
La bibliothèque Mazarine était propice à des échanges passionnés entre le dévoreur de livres qu'est François Mitterrand et la jeune étudiante qui affectionnait la sculpture. Elle l'a questionné, il lui a répondu, elle l'a interpellé, il a cité les grands auteurs. Très vite, le goût pour les belles phrases s'est métamorphosé en passion. Mitterrand avait alors 45 ans.
Quelques années plus tard, Serge Gainsbourg donnera l'humeur d'une telle relation dans sa chanson Elisa :
Elisa rien que toi, moi, nous
Tes vingt ans, mes quarante
Si tu crois que cela
Me tourmente
Ah non vraiment Lisa
1974 est l'année où, pour la seconde fois, François Mitterrand tente sa chance à l'élection présidentielle. Un mois avant le vote effectif, en avril, Anne se fait pressante : elle voudrait un enfant de lui. Or, Mitterrand n'entend pas se séparer de son épouse Danielle. Le lien qui les unit est fort : ils ont partagé mille épreuves en commun, ils ont risqué leur vie ensemble durant les années de Résistance. Qui plus est, leurs propres fils, Jean-Christophe et Gilbert ont déjà respectivement 27 et 25 ans.
Quelques semaines après sa défaite à la présidentielle face au fringant Valéry Giscard d'Estaing qui a fait mouche en clamant que son opposant n'avait pas le monopole du coeur, Mitterrand apprend de la bouche d'Anne Pingeot qu'il va être père.
Seuls deux proches de Mitterrand, François de Grossouvre et Laurence Soudet sont informés de la nouvelle. Ils conviennent pareillement qu'il vaut mieux dissimuler cette maternité.
François de Grossouvre est un homme élégant et plutôt distingué portant une petite barbichette qui lui donne l'allure d'un mousquetaire. Industriel dans le sucre, il a jadis usé d'une partie de son immense fortune pour financer le magazine L'Express. À partir de 1959, il s'est épris de François Mitterrand et une complicité s'est établie. De Grossouvre est devenu son homme de confiance.
Mitterrand a connu Laurence Soudet en 1963, en tant que nouvelle épouse de Pierre Soudet, jadis membre du ministère de la justice - Mitterrand a lui-même été garde des sceaux de 1956 à 1957. Énergique, disposant d'un carnet d'adresses plantureux, elle a mis ses talents au service du leader socialiste.
En octobre, Anne Pingeot quitte Paris pour Avignon où elle va accoucher le 18 décembre 1974. Au même moment, Mitterrand se trouve à Latche, sa bergerie des Landes. Mazarine est déclarée fille de Anne Pingeot, conservateur de musée et 'sans père'.
Pourtant, cette paternité tardive transforme François Mitterrand : il adore sans réserve ce bébé. À partir de ce moment, il va passer de plus en plus de temps rue Jacob avec la mère comme avec sa fille. Bien qu'il ne pipe mot sur l'origine de Mazarine, il semble perpétuellement heureux mais aussi fier d'être avec elle. Il la promène dans Paris, poussant le landau du bébé et ceux qu'ils croisent pensent parfois qu'il s'agit de sa petite fille - après tout, il est déjà âgé de 58 ans. En réalité, personne n'ose lui poser la question.
Les années passent. Mazarine démarre sa scolarité à l'école primaire de la rue Saint Benoît. Le samedi matin, il est courant que le premier secrétaire du Parti Socialiste accompagne sa fille jusqu'à la porte de l'école. En octobre 1980, Mazarine fait son entrée au cours préparatoire.
Le 10 mai 1981, François Mitterrand attend les résultats des élections à Château Chinon, cette ville de Bourgogne dont il est le maire.
Depuis que les sondages le donnent vainqueur - la trahison de Chirac envers Valéry Giscard d'Estaing n'y est pas pour rien - Anne Pingeot est traversée d'inquiétudes : pourront-ils continuer à se fréquenter de manière discrète si l'homme de sa vie accède à la fonction suprême ? Il demeure qu'il lui a promis qu'elle serait la première informée.
À 18:00 les chiffres dont François Mitterrand dispose confirment qu'il détient la victoire : il est le nouveau président de la république française. Depuis la cabine téléphonique de l'hôtel du Vieux Morvan, il appelle aussitôt Anne Pingeot pour l'en informer.
Bouleversée, la bien-aimée du futur président lâche :
C'est le pire jour de ma vie.
Dans son livre Bouche cousue, Mazarine va synthétiser comment elle a perçu l'accession de François Mitterrand à la présidence du haut de ses six ans :
"Sur Antenne deux, on voit la rue, gens par milliers qui pleurent. Et bientôt, on le voit, lui. Alors, sa maman pleure, elle aussi, elle pleure en silence. Mais ce ne sont pas les mêmes larmes. Pourquoi sa maman pleure alors que les autres sont heureux, l'homme à la télévision a remporté une victoire."
Une drôle d'idée passe par la tête de Mazarine :
- Maintenant, on va appeler papa, François d'Estaing.
Un oncle et une tante passent à l'appartement célébrer la victoire de Mitterrand. Ils proposent d'emmener Mazarine. Sa mère refuse tout net : le lendemain, elle a école. Pourtant, cette nuit là, Anne Pingeot se faufilera parmi la foule rue de Solférino, pour se joindre aux acclamations du nouveau président qui vient de rentrer à Paris pour saluer les militants.
Lorsque Mazarine arrive à l'école le lendemain matin, elle clame spontanément à ses copines :
- Mon père est Président de la République !
La freluquette ne récolte que des sourires incrédules, des moqueries, des haussements d'épaule. Quelle est cette petite pimbêche qui fabule ainsi ? Mazarine en ressort avec un sentiment d'humiliation. Elle va comprendre peu à peu qu'il faut enfermer cette fierté au plus profond de soi.
Deux jours après l'élection, le nouveau président François Mitterrand s'octroie une pause dans la propriété de François de Grossouvre, une demeure isolée au milieu d'étangs et d'arbres majestueux. Comme à l'accoutumée, il s'installe dans la discrète dépendance attenante à la résidence principale.
Comme il se doit, deux photographes tentent le tout pour le tout et s'essayent à décrocher un cliché. Après avoir fait le tour du domaine en passant par les marais, ils se postent près de la demeure et font le guet. Soudain, il apparaît. Ils parviennent à capturer un instantané du président aux côtés de sa dame.
À la grande stupeur du photographe Jean Gabriel Barthélemy et de son compère lorsqu'ils développent ce cliché, il s'avère que ce n'est pas Danielle Mitterrand qui se trouve à ses côtés.
Et oui… c'est avec Anne Pingeot qu'il s'est offert ces quelques jours de villégiature.
Dévoué à son maître, François de Grossouvre, négocie le prix du silence. La photographie, payée grassement à ses auteurs, demeurera dans l'oubli. Il sera désormais courant pour de Grossouvre de se rendre dans les rédactions pour racheter les pellicules compromettantes.
Peu après la rentrée scolaire, Christiane Dubost, la directrice de l'école convoque Anne Pingeot dans son bureau.
Mazarine est une enfant sans souci, fort brillante. Juste un détail : elle prétend qu'elle est la fille du Président de la République.
Surprise, Anne Pingeot opte pour le langage de la vérité, pas mécontente de pouvoir se confier à une âme subtile disposée à l'écouter.
Désormais, une personne de plus partage ce secret.
En ce mois de septembre 1981, un lecteur du journal d'extrême droite Minute envoie une lettre à la rédaction du magazine où il révèle la paternité cachée de François Mitterrand.
Soucieux de ne pas négliger toute piste qui pourrait porter ses fruits, Jean Roberto, le rédacteur en chef démarre une enquête. L'un de ses collaborateurs photographie Anne Pingeot et sa fille sortant de l'école. Ce cliché n'est pas suffisant pour attester d'une quelconque filiation avec le Président. Il faut enquêter davantage…
Du haut de sa fonction, François Mitterrand prend progressivement conscience que les choses ont changé : Mazarine, comme d'autres membres de sa famille officielle, doit faire l'objet d'une protection rapprochée.
Le 13 juillet 1982, Christian Prouteau, un colonel de gendarmerie qui a créé le GIGN en 1973 se voit convier à l'Elysée. Cet homme qui a tendance à voir la vie de manière binaire, en bon soldat de la République, ne s'attend pas à devoir s'immiscer dans un monde trouble, peuplé de non-dits.
Qui plus est, Prouteau n'est pas un fan du président socialiste, peu s'en faut. Il a plusieurs fois refusé la proposition d'assurer sa protection mais a dû se plier aux ordres.
"Je ne pouvais pas le servir sans lui dire que je n'avais voté pour lui," dira plus tard Christian Prouteau . "Il n'en avait visiblement rien à faire."
Ce jour là, le Président de la République énumère la liste de ses proches dont il faut assurer la protection. Il n'arrive pourtant pas à lâcher le morceau. C'est François de Grossouvre qui écope de la tâche de révéler l'information délicate, l'existence d'une deuxième famille.
Prouteau assume sa tâche sans broncher et constitue un groupe de protection policière. Il informe la directrice de l'école, Christiane Dubost que des hommes à lui seront désormais en faction, mais elle obtient qu'ils demeurent en permanence à l'extérieur de l'établissement.
Au 40 rue Jacob, une équipe de surveillance s'installe sur un étage supérieur et surveille les allées et venues comme les communications téléphoniques. Lorsque Anne Pingeot et Mazarine sont en vacances, l'équipe de Prouteau continue de surveiller l'appartement. Qui sait ? Un cambrioleur pourrait emporter des photos de Mitterrand avec sa deuxième famille et il n'est pas question d'envisager une telle négligence.
Comment le baroudeur du GIGN vit-il cette mission en eaux troubles ? Favorablement. Et de s'autoriser un cliché :
"Pour nous, Mazarine, c'était un petit coin de douceur, de ciel bleu, dans un monde de brutes".
Le 18 décembre 1982, Mazarine fête ses 8 ans en compagnie des gardes du corps.
"Elle était un peu comme notre fille," dira Prouteau.
Pour sa part, Mazarine a appris la leçon et ne parle plus de son père. Le silence est devenu la norme. Peu à peu, la fierté s'est métamorphosée en honte. Seules deux de ses amies sont au courant. Elle s'en confiera dans son livre Bouche cousue :
"Contrainte de me taire, de ne pas exister aux yeux des autres, de n'avoir pas de nom, de n'avoir pas de père, et pas même de père imaginaire puisque le vrai existe bel et bien. Je le protège en taisant son identité, il ne m'a rien demandé mais c'est ce que j'ai compris."
Au fil des mois, les rares copines au fait du secret en viennent à repérer les gardes du corps, qu'elle appellent les " Zorros ".
Durant l'année 1983, Christian Prouteau vient expliquer au chef de l'État combien il est difficile d'organiser une surveillance dans la petite rue Jacob, et notamment lorsque Mitterrand se rend sur place. L'idéal serait de faire déménager Anne et Mazarine.
De Grossouvre propose de loger Anne Pingeot et sa fille dans l'une des demeures à disposition de l'Elysée, au 11 quai Branly, près de la Tour Eiffel, un immeuble où il réside lui-même.
Il faudra du temps pour convaincre Anne et sa fille. Elles aiment l'appartement de la rue Jacob qu'Anne Pingeot a acheté avec ses premiers salaires et qu'elle n'a pas même terminé de le rembourser. Pourtant, les gardes du corps sont intraitables. Elles vont finalement accepter, mais à regret.
" Ni moi, ni maman n'aimons le quai Branly, que nous appelons l'Alma. C'est loin. Et ce n'est pas chez nous. Chez nous, c'est rue Jacob. Nous avons vaillamment résisté. Mais les gardes du corps voient le danger arriver de la cave, des escaliers sombres, des cuisines du restaurant Les Assassins qui donnent sur la cour, dans le nom même du restaurant où ils mangent tous les soirs. "
Pour François Mitterrand, ce lieu s'avère en réalité idéal pour dissimuler sa vie parallèle. Ses conseillers Laurence Soudet et François de Grossouvre sont pareillement logés sur place, ce qui permet de donner le change. Lorsque le Président raccompagne de Grossouvre à son domicile, cela ne soulève pas de soupçon. En réalité, il vient voir sa deuxième famille - sa principale famille, en réalité.
Une menace surgit en mars 1984. Un écrivain fantasque, Jean Edern Hallier s'exprime publiquement sur une antenne régionale de FR3 et déclare qu'il vient d'achever un pamphlet. Il s'agit d'un portrait "en pied et en cape" de François Mitterrand. Il dénonce alors le "rictus de la famille unie" et clame que "toute information est bonne à publier " car " un écrivain est toujours du côté de la liberté".
Panique à bord ! Roland Dumas, porte-parole du gouvernement, récupère un exemplaire du manuscrit, L'Honneur perdu de François Mitterrand. Il découvre que l'écrivain y révèle bien des choses : sa maladie, son passé vichyste, l'existence de Mazarine…
Edern Hallier écrit notamment :
" Il est juste qu'à son tour, Mazarine devienne un enfant légitime, que Cendrillon devienne une princesse, qu'on la sorte de sa citrouille aseptisée. "
En premier lieu, le président charge Roland Dumas d'alerter Danielle Mitterrand de la prochaine parution du pamphlet.
- C'est l'histoire de Mazarine ? questionne Danielle Mitterrand.
- Oui…
- Ne m'en parle pas, je suis au courant depuis le premier jour, soupire l'épouse officielle.
La face sombre de Mitterrand se manifeste alors : la ligne téléphonique de Jean Edern Hallier est placée sur écoute, mais aussi celles de dizaines d'amis et de relations. Chaque après-midi, les doubles des relevés de ces espionnages atterrissent sur le bureau de François Mitterrand.
Un jour, les relevés d'écoutes clandestines n'arrivent plus et le président de la république s'en inquiète. Il se trouve que l'écrivain est en défaut de paiement de sa ligne et que celle-ci a été coupée. Aussitôt, la cellule que supervise Prouteau règle la note de la téléphone afin que la ligne puisse être rétablie au plus vite et que les écoutes puissent reprendre leur cours.
Jean Edern Hallier pour sa part se désespère : 17 éditeurs ont reçu son manuscrit et pas un n'a le courage de le publier. À chaque fois, ceux qui s'aviseraient de le sortir voient les menaces s'accumuler, à commencer par celle d'un contrôle fiscal. Les écoutes révèlent aussi que l'écrivain entretiendrait des projets foldingues, allant jusqu'à celui d'enlever Mazarine.
Un éditeur accepte finalement de publier le livre pamphlétaire.
Pourtant, une sinistre opération de censure est organisée par le trouble Roland Dumas.
Le jour de livraison du tirage, toutes les épreuves sont interceptées et détruites. Cette atteinte à la liberté d'expression est accomplie dans le silence général.
Décomposé, Jean Edern Hallier baisse les bras et abandonne l'espoir de publier son livre.
Mazarine s'est prise d'affection pour ces gardes du corps qui ne la quittent pas d'une semelle, la déposent au lycée, viennent la chercher. Elle insiste pour qu'ils se garent à une certaine distance de l'école, et les rejoint à l'intérieur du véhicule le plus discrètement possible. Ils sont devenus des amis.
"Ce sont les personnes que je vois le plus, à qui je n'ai rien à cacher. Plus tard, plus vieille, c'est à eux que je dissimulerai le plus. Pour l'instant, ils sont un peu ma famille. Nous partons en vacances ensemble. Ils me font faire de la moto et taillent les arbres de grand-mère. Eux seuls savent couper le jambon et faire des feux dans la cour où nous faisons fondre le camembert."
À présent, le Président est en quête d'un lieu où il pourrait passer ses week-ends en toute quiétude en compagnie de Anne et de sa fille. On lui signale alors qu'il existe un château appartenant à l'état français à Souzy la Briche au sud-ouest de Paris. Derrière une porte rouillée, se trouve une vaste demeure à l'abandon. Christian Prouteau est chargé de l'aménager en vue d'en faire une résidence de week-end discrète.
Mazarine qui aime monter à cheval est ravie. Elle peut s'adonner à des leçons d'équitation sous le regard attendri d'un père qui n'en rate pas une seconde. L'écuyère se lève dès sept heures du matin pour se rendre au club et préparer l'animal qui lui a été réservé, un cheval insoumis, instable mais adroit pour les sauts. Par la suite, son père va décider de lui offrir un poney et pour ce faire, il va prendre conseil auprès de Christian Prouteau.
L'officier déniche un poney, Best. En recevant son cadeau, Mazarine est folle de joie. Une véritable osmose s'établit entre la cavalière et le double-poney : elle se sent fusionner avec sa monture. Chez les Mitterrand, on affectionne les animaux et à tout prendre, Mazarine trouve du réconfort dans la complicité qu'elle développe avec les divers compagnons à quatre pattes qui partagent son existence.
Les rares amies de classe qui sont dans la confidence se voient conviées dans le domaine. Elles découvrent une facette inattendue du président qui n'hésite pas à jouer avec elles. Le dimanche, il les assiste dans leurs devoirs. Le soir, il leur raconte des histoires et chante pour endormir Mazarine.
" Bientôt, j'irais me coucher, il viendra m'embrasser, me chanter 'À la claire fontaine' qui se termine par des mots rassurants : 'il y a longtemps que je t'aime, ma petite fille chérie, jamais je ne t'oublierai'. "
La rédaction du magazine Minute découvre bientôt cette résidence de Souzy la Briche. Faute de pouvoir s'y introduire, ils affrètent un avion qui capture des photos la résidence présidentielle. Peu après, le 27 août 1983, le journal fait sa couverture sur 'Le château secret de François Mitterrand'. À nouveau, à l'Elysée, la panique est générale.
Pourtant, le soufflé retombe aussitôt. Aucun magazine de la presse bien pensante n'ose relayer les informations publiées par un magazine d'extrême droite.
Les années passées à Souzy vont demeurer parmi les plus heureuses vécues par Mazarine.
"Papa réunit autour de lui le clan des amis, le frère et la sœur de maman. Nous sommes en famille. À la campagne. Au potager, nous ramassons les légumes du repas. Nous nous promenons dans la forêt et le long des champs de maïs. À perte de vue. De grands carrés plats et verts. À poney, je galope. Papa et maman suivent, nos chiens sur leurs talons."
À l'heure du déjeuner, comme des français moyens, les Mitterrand regardent Starsky et Hutch. Puis, ils passent à table. Mazarine s'assoit à la droite de son père, près de la grande fenêtre tandis que Anne apporte les plats.
En vacances, s'ils jouent ensemble au ping pong ou au tennis, Mazarine découvre que le sexagénaire ne lâche jamais le morceau. Elle parvient à le battre, ce qui le rend furieux, mais aussi, pas peu fier de sa fille.
Anne Pingeot, pour sa part, travaille à tout moment, y compris pendant les vacances, gardant un pied dans ce Musée d'Orsay où elle est conservatrice, relisant le catalogue, préparant une exposition, rédigeant un texte. L'action est sa panacée universelle.
1986 est une année charnière. À l'assemblée, le gouvernement socialiste est désavoué et Mitterrand se voit forcé d'appeler à Matignon le chef de la nouvelle majorité, le bateleur Jacques Chirac. Durant deux années de cohabitation le président va multiplier les crocs en jambe et Chirac va plonger la tête la première.
En 1988, durant la campagne présidentielle, Mazarine a désormais treize ans. Elle joue les militantes, placarde des affiches et autocollants. Certains militants du RPR qui viennent vanter la gloire de Jacques Chirac insultent la gamine, sans savoir qu'à travers elle, ils étrillent la fille du président sortant. Elle est parfois outrée par les attaques qu'il subit et tente de résoudre cette difficile équation dans sa psyché de jeune ado. Savent-ils qu'il n'est pas le criminel qu'ils prétendent qu'il serait, qu'elle en connaît la facette tendre ? Lorsque Mitterrand s'exprime sur le petit écran, elle évite de le regarder, par crainte qu'il ne soit pas à la hauteur.
" J'ai peur qu'il n'écorche une syllabe, qu'on ne l'aime pas, qu'on ne se rende pas compte de ce qu'il est, en vrai, derrière son costume et son masque. "
Le soir de la réélection, à la maison d'Amérique Latine, elle se glisse parmi d'autres anonymes pour aller l'embrasser discrètement. Il la serre dans ses bras. Qu'importe si l'effusion est publique, après tout, d'autres jeunes filles sont venues là saluer le vainqueur. L'illusion est parfaite. Comme elles, sous son pull, elle porte le tee-shirt 'Génération Mitterrand'.
Dans le même temps, Mazarine prend conscience de l'artificialité du monde des adultes. Lorsqu'ils ont rendez-vous dans un restaurant, elle ressent fortement l'indifférence qu'elle peut susciter jusqu'à ce que les garçons découvrent qu'elle a rendez vous avec le président. Inversement, ce dernier fait l'objet de considérations serviles de la part de ces mêmes garçons, mais aussi de patrons ou officiels.
L'adolescence modifie peu à peu la vision de Mazarine. Elle est devenue une interlocutrice de Mitterrand le littéraire. Alors qu'elle affectionne Verlaine, il fait l'éloge du surréaliste René Char dont il aime citer ces mots qui lui ressemblent bien : 'Celui qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience'.
Toutefois, la lycéenne commence à se lasser cette vie parallèle où le moindre de ses faits et gestes est perpétuellement espionné. Même les week-ends à Souzy l'ennuient. Elle traite Mitterrand avec brusquerie, n'hésite pas à l'enguirlander, devant le regard ahuri du commandant Prouteau et de ses acolytes. Durant de nombreux mois, François Mitterrand va emmener sa fille dans des restaurants branchés afin de lui montrer qu'il sait rester jeune.
Un jour, alors qu'elle a 15 ans et qu'ils passent devant son domicile, rue de Bièvres, Mazarine lui lance un défi. Est-ce qu'il oserait la faire monter à l'appartement, lui montrer où il vit ? Il accepte, mais seulement deux jours plus tard, alors que Danielle est en déplacement.
Pour sa part, Jean-Christophe Mitterrand, le fils aîné, provoque un jour une rencontre.
Il explique à son père qu'il veut voir de ses yeux qui est donc cette fill
De façon étonnante, Mitterrand rétorque :
Pas de problème !
Un déjeuner est organisé peu après où Jean-Christophe et Mazarine se découvrent mutuellement et le premier rapportera que tout s'est passé pour le mieux.
17 ans est une période charnière. Mazarine est devenue odieuse, elle en a pleinement conscience et l'assume. Invitée à l'Elysée en compagnie de sa mère et d'autres amis, elle se comporte de manière capricieuse, au mépris des bonnes manières, coupant la parole à l'un, se levant quand d'autres discutent trop longuement à son goût. Pourtant, une fois sortie du palais présidentiel, elle se cache sous le siège, inquiète à l'idée d'être reconnue, soudain envahie d'un sentiment d'imposture.
Lors de ses sorties, elle ne supporte plus de ne pas avoir droit à sa propre vie. Elle se met à fréquenter des garçons et entend mener sa barque comme bon l'entend.
Mazarine demande donc à son père de ne plus être suivie.
"Il accepte en principe mais fait en sorte que la sécurité soit simplement plus discrète."
Il arrive parfois à Mazarine de semer ses gardes du corps ou du moins d'en être persuadée.
"Mazarine nous a parfois faussé compagnie, " a confirmé Prouteau, " mais jamais bien longtemps."
Sur son vélo, elle traverse la Seine pour se rendre en solitaire au cinéma. On projette Les Doors de Oliver Stone ce qui ne peut que la ravir - elle adore Jim Morrison. Ce jour là, elle a son premier rendez-vous amoureux.
"Je suis grisée par tant de liberté, que je m'autorise puisque personne ne m'interdit rien".
Comment pourrait-elle se douter que trois rangs plus loin, les hommes de Prouteau font le guet, fidèles au poste ?
"Nous étions un peu les espions de sa vie. Cela nous gênait, mais c'était indispensable," justifiera Prouteau.
Ses premiers moments avec de jeunes garçons sont ambigus et dans l'arrière-plan se tient une interrogation :
Dois-je leur avouer que je suis suivie, que nos maladroits débuts sont épiés, qu'il peuvent faire, pourquoi pas, l'objet d'enquêtes ? Sans pouvoir leur dire pourquoi. "
Cette protection permanente mute peu à peu en honte vis-à-vis de ses prétendants.
"J'ai honte de les savoir là, qui m'observent, honte d'un premier baiser. J'ai toujours l'impression qu'on m'espionne. Je dois me cacher de tous côtés. Cacher mes parents aux amis. Cacher mes amis aux gardes. Cacher qui je suis à tous."
En parallèle, la maladie de Mitterrand, qu'il a longtemps cachée, gagne du terrain. En septembre 1992, le président sort de l'hôpital Cochin. Il révèle alors publiquement son cancer. Mazarine en prend conscience à son tour. Elle intervient à sa manière en préconisant un traitement de médecine parallèle, à base de médecine parallèle. Le Président accepte de suivre cette voie alternative.
Durant cette même année, la jeune bachelière démarre hypokhâgne, la classe préparatoire au concours d'entrée à cette école que l'on nomme communément Normal' Sup. Tout comme son père, et pour son plus grand plaisir, elle se dirige vers l'étude approfondie des lettres.
Mazarine fait la connaissance d'une potentielle amie, aussi timide qu'elle l'est alors. Inévitablement, la question vient lui traverser l'esprit : 'est-ce qu'elle sait ?'. Un jour, elle saute le pas et l'invite à son domicile quai Branly. Tandis que Mazarine frissonne, la collègue d'hypokhâgne perçoit peu à peu que sa nouvelle relation a une filiation d'envergure. Que faire ? Comme les autres, elle se taira. Une nouvelle complice a rejoint le clan de ceux qui sont dans le secret. De le partager un peu plus soulage Mazarine à défaut d'avoir un effet libérateur.
C'est dans ce même lycée Henri IV qu'elle fait la connaissance d'un jeune premier séduisant, un dénommé Ali Baddou, originaire du Maroc et qui a choisi de rester seul à Paris pour préparer lui aussi le concours d'entrée à l'Ecole normale supérieure.
Au restaurant du Train bleu, à la gare de Lyon, Mazarine présente pour la première fois son petit ami à ses parents. Mitterrand a lui-même choisi ce lieu, symbole des départs réguliers vers le Sud, d'où ils sont nés tous deux. Elle n'a jamais dit à Ali qui était son père. Il lui a d'ailleurs fallu plusieurs mois pour se résoudre à envisager l'étape suivante.
Pour l'accompagner dans cette épreuve, elle a demandé à deux de ses amies qui sont dans la confidence de l'accompagner.
En montant l'escalier qui mène vers le Train Bleu, Mazarine se demande comment le boyfriend va réagir. Un coup d'œil jeté en direction des trains, elle se lance virtuellement dans le vide :
- Tu sais qui tu vas rencontrer ?
- Non, pourquoi ?
Hmm… Pas facile. Il n'a donc jamais entendu ce qu'on raconte sur elle ? Apparemment non. Le débonnaire Ali Baddou n'est pas curieux de nature, il n'a pas cherché à en savoir davantage et si la rumeur a pu glisser jusqu'à sa proximité, il n'a pas tenté d'y adhérer. Il ne reste plus qu'à dévoiler le pot aux roses.
La rencontre se déroule de façon conviviale. Alors que les filles rient nerveusement, les deux hommes se toisent avec respect et la conversation s'engage spontanément.
Anne Pingeot est sans doute la plus mal à l'aise. Son érudition lui sert de paravent. Elle enquête auprès d'Ali :
Savez-vous qui a peint les fresques murales qui ornent le restaurant ?
Il s'ensuit un long silence. Les filles se regardent, ébahies. Mitterrand lui-même accuse de son ignorance. Puisque le président lui-même n'en sait rien, Ali s'en sort la tête haute. Qui, à part Anne la conservatrice de musée, pourrait être au fait de tels détails ?
Le 7 avril 1994, le drame se produit au sein même de l'Elysée. Pour certains, la compromission, les basses besognes, mais aussi la disgrâce sont devenus un poids excessif. C'est dans son cabinet, non loin du bureau présidentiel que François de Grossouvre choisit de se suicider. La police débouche à l'Elysée et demande où se trouve son domicile. 'Quai Branly' lui répond-on. Or, de Grossouvre y vivait avec sa maîtresse Nicole, juste au-dessus de l'appartement de Anne Pingeot.
À nouveau, pas une seconde à perdre. Une équipe est aussitôt dépêchée sur place par l'Elysée. Nicole est évacuée d'urgence et le lieu est nettoyé.
À minuit 10, lorsque les enquêteurs arrivent Quai Branly, ils découvrent un appartement vide. Une fois de plus, l'Elysée est parvenu à éviter éviter d'attirer la moindre attention sur Anne et Mazarine.
Mitterrand fait une rechute en juillet 1994. Cette fois, il vient à l'hôpital avec Anne Pingeot qui demeure auprès de lui. La presse continue de se taire, complaisante. Fatigué, le président est tenté de démissionner. La pesanteur du secret est-elle devenue insupportable ?
Le hasard va précipiter les choses. Un jour, le photographe Stéphane Valier surveille le domicile d'une star afin de capturer quelque cliché. Une commerçante le tuyaute alors :
- Pourquoi vous ne photographiez pas Mazarine ?
- Mazarine qui ?...
- La fille du président.
Valier veut en avoir le cœur net. Près du lycée Henri IV, il guette la sortie de Mazarine et capture un cliché. Pas de doute, elle est la fille de son père.
Dès lors, Valier et ses acolytes décident de la suivre. Le 21 septembre 1994, ils repèrent des policiers en civil devant le domicile d'Anne Pingeot. La mère et la fille s'introduisent dans une voiture et s'arrêtent dans un restaurant des Invalides, Le Divellec.
Le moment propice est advenu mais il reste à trouver un angle de vue discret. À distance, Valier et un autre photographe font le guet, sur le qui vive, avec leurs téléobjectifs. Puis, brièvement, François Mitterrand sort du restaurant avec Anne et Mazarine, et va jusqu'à passer son bras autour de l'épaule de sa fille. Il faut mitrailler au plus vite.
Une fois leur butin attrapé, les voleurs d'intimité patientent quelque peu, redoutant à tout moment qu'un policier en civil vienne dérober leur bien. Rien ne se produit.
Ce jour là, Prouteau et sa bande ont relâché quelque peu leur surveillance.
" Le président avait besoin d'être plus souvent en contact avec Mazarine, et elle aussi. Mes hommes et moi l'avons laissé sortir ensemble du restaurant Le Divellec, ce que nous n'aurions jamais fait auparavant ", confie Prouteau.
L'agence de Pascal Rostain et Bruno Mouron qui récupère le cliché de Valier sait qu'elle tient là un coup extraordinaire. Une négociation commerciale est entamée avec Paris Match.
Deux jours avant la publication, la rédaction de Paris Match informe toutefois l'Elysée du scoop à venir.
Roland Dumas apporte le magazine à Mitterrand qui, en découvrant les pages, a une réaction de papa gâteau :
- Ma fille, vous avez vu comme elle est belle !
Il demeure qu'il oppose un veto absolu à cette publication. Roland Dumas tente de faire intervenir la présidente du Tribunal de Paris, plaidant l'atteinte à la vie privée. Pourtant, elle lui déconseille d'aller de l'avant : les retombées d'un interdit pourraient être pires qu'une publication.
Résigné, François Mitterrand confie à Dumas :
- Au fond, s'ils veulent le faire paraître, qu'ils le fassent paraître. La presse sait ce qu'elle a à faire…
Roland Dumas ne relaye qu'une demande à Paris Match :
- Pouvez vous attendre que Mazarine ait fini ses examens ?
L'édition qui révèle la paternité de Mitterrand sort finalement le 3 novembre 1994...
(...)
Tiré du livre De Kennedy à Madonna (2017)
17 destinées exceptionnelles - Daniel Ichbiah
Extrait du chapitre 'Mazarine, la fille cachée de François Mitterrand'
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Date de naissance : 18 décembre 1974
Lieu de naissance : Avignon, France
Nationalité : Française
Profession : Écrivaine, Professeure de philosophie
Parents : François Mitterrand (père), Anne Pingeot (mère)
Enfants : Trois enfants
Conjoint : Didier Le Bret (marié en 2017)
Œuvres principales : "Premier Roman" (1998), "Le Cimetière des poupées" (2007), "Se taire" (2019), "Et la peur continue" (2020)
Enseignement : Université Paris-VIII à Saint-Denis, Sciences Po Bordeaux
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