Le rock'n'roll… Au milieu des années 50, cette nouvelle musique a émergé sur les ondes, portée par la voix d'Elvis. Comme d'autres adolescents, Mick Jagger, Keith Richards et Brian Jones adorent le rock, mais c'est une musique plus traditionnelle, plus méconnue qui fait vibrer leur âme : le blues.
Comme la radio joue fort peu de disques du genre, ils traquent le moindre album que peut avoir récolté un ami d'école et s'abreuvent des sonorités de Muddy Waters, Slim Harpo ou Bo Diddley.
Alors qu'il monte un jour dans le train, Keith Richards retrouve un ami d'enfance, Mick Jagger qui suit des études en sciences économiques. Ce jour là, Jagger transporte des albums de Muddy Waters et Chuck Berry. Surprise : les deux garçons découvrent qu'ils ont les mêmes héros !
Peu après, ils découvrent un autre mordu du blues dans un club de Londres, le multi-instrumentiste Brian Jones. Un groupe prend forme avec Jagger au chant. Les garçons se sentent une âme de missionnaire : ils vont faire connaître aux anglais ce blues qu'ils adorent tant !
Un batteur de jazz tiré à quatre épingles vient les rejoindre. Il s'appelle Charlie Watts et le swing qu'il impulse se marie avec élégance avec le blues-rock des trois autres. Grand amateur de jazz, Watts tient régulièrement la batterie dans le groupe Blues Incorporated d'Alexis Korner, un homme qui s'acharne à faire connaître le blues en Angleterre.
Lors d'une soirée, Cyril Davies, l'un des organisateurs du Ealing Club (un club dédié à la musique blues), met Jagger et Richards au défi de monter sur la scène. Ils s'enhardissent alors à interpréter un morceau de Chuck Berry, épaulés pour l'occasion par Charlie Watts. Les gesticulations de Mick Jagger interpellent Cyril Davies et il s'avise à en faire les louanges à Alexis Korner. Peu après, Jagger participe de temps à autre au Blues Incorporated.
Brian Jones est alors le plus ambitieux du lot. Dès 1962, il a formé un premier groupe de blues en compagnie d'un pianiste recruté par annonce, Ian Stewart. Jagger et Richards rejoignent la formation en compagnie de leur ami d'école Dick Taylor qui assume la basse. Charlie Watts n'étant pas disponible, un dénommé Mick Avory assume la batterie.
Au moment de passer une annonce pour la formation, Brian Jones entend dire à l'autre bout du fil :
Quel est le nom du groupe ?
Un nom ?… Il n'y avaient pas pensé. Avisant une pochette de disque de Muddy Waters, il repère le nom du premier morceau : " Rollin' Stones " et lâche :
Les Rolling Stones.
Sous le nom "The Rolling Stones", ils donnent leur premier concert au Marquee Club le 12 juillet 1962. Le second a lieu au Ealing Jazz Club le 28 juillet.
Grisés par ce qu'ils éprouvent à jouer ensemble la musique qu'ils adorent, Brian, Mick, Keith et leurs compères répètent sans relâche et développent un répertoire mêlant l'énergie du rock avec la hargne du blues. Ils puisent leur répertoire dans celui de Bo Diddley comme de Chuck Berry, ce qui aboutit à un son fort original.
"À l'origine, personne ne jouait notre type de musique en Angleterre. Personne," a raconté le pianiste Ian Stewart.
À leur origine, les Rolling Stones ne souhaitent pas qu'on les considère comme un groupe de rock, estimant que leur musique relève davantage du courant appelé " rhythm' and blues " (plus tard rebaptisé r'n'b). La ferveur qu'ils mettent à faire connaître leur moyen d'expression a quelque chose d' " évangélique " pour reprendre les termes de Jagger. La musique qu'ils jouent est composée de reprise des bluesmen et par chance, elle semble attirer le public, une fois qu'on lui donne la chance de se faire entendre. Quand à savoir jusqu'où cela pourrait aller, nul ne peut alors l'affirmer. Keith a confirmé qu'à cette époque, l'une de leurs ambitions était de " brancher " les gens sur le blues et a comparé leur attitude à celles de disciples : s'ils pouvaient parvenir à faire aimer Muddy Waters, Jimmy Reed, Howlin' Wolf et John Lee Hooker à un grand nombre de gens, le travail était accompli et ils n'en demandaient pas plus. Brian Jones a donné la même version :
" Nous voulions que tout le monde adore nos idoles. "
Son attitude est même sans concession au sujet d'une telle musique : si le public aime, c'est pour le mieux. Si toutefois, ils n'aiment pas, cela ne fait absolument aucune différence. Une telle intransigeance engendre une allure sauvage et coriace qui va devenir leur marque de fabrique.
Les débuts du groupe sont âpres, leurs maigres revenus leur permettant à peine de subsister. Ils se retrouvent le plus clair du temps dans un appartement délabré déniché par Brian Jones. Les Rolling Stones se donnent un an pour réussir, estimant que s'ils échouent, au moins ils n'auront rien à regretter par la suite.
" Nous ne voulions pas passer une vie à regretter lorsque nous regarderions en arrière, " a témoigné Jones.
Comme ils sont sans le sou, leur activité essentielle consiste à jouer pendant que Mick suit ses cours à la London School of Economics. Brian Jones et Keith Richards développent ainsi, des heures durant, un jeu hyper sophistiqué à deux guitares.
" Nous écoutions beaucoup Jimmy Reed et Muddy Waters. Dans leurs morceaux, deux guitares s'emmêlent, l'une autour de l'autre. Avec Brian, nous avions tellement joué ces morceaux de blues que nous connaissions les deux parties de guitares. Donc, nous les jouions d'une façon (l'un en lead, l'autre en accompagnement) et puis nous échangions soudainement nos rôles. Nous opérons toujours comme cela aujourd'hui. Les Rolling Stones sont fondamentalement un groupe à deux guitares. C'est ainsi que nous avons démarré. Et le secret, s'il y a un secret derrière le son des Stones, c'est la façon dont les deux guitares travaillent ensemble. " déclarera par la suite Keith Richards au magazine Crawdaddy.
La formule autour de laquelle évoluent les Stones n'a pas son pareil sur le sol britannique. S'il est courant de voir des musiciens de jazz s'essayer à jouer du blues, personne n'a encore tenté de mélanger l'âpreté de cette musique qui évoque les souffrances du peuple noir avec l'énergie du rock. Il s'ensuit une situation assez singulière. Le public jazz est opposé à cette forme de musique et les Rolling Stones doivent souvent batailler pour obtenir un concert. Pour eux, le rhythm and blues est une forme de jazz qui suppose la présence d'une section de saxophones. Un groupe avec deux guitares et une basse, est apparenté à du rock and roll, un genre dont les puristes du jazz ne veulent même pas entendre parler. Les Stones doivent donc se battre pour faire écouter leur musique qui à la base ne séduit ni les amateurs de jazz, ni les amateurs de pop music. Ils savent toutefois une chose : si l'occasion leur est donnée de se faire entendre, ils emportent inévitablement l'adhésion du public. Si nécessaire, leur capacité d'indifférence à l'animosité externe est impressionnante. Ils peuvent débarquer sur une scène, jouer face une foule apparemment hostile et tenir bon.
Il est vrai qu'une fois sur une scène, les Stones sont fantastiques. Ils dégagent quelque chose d'électrique. Chacun joue son rôle et semble contrôler ce qu'il effectue. Jagger joue avec le public comme Presley a pu le faire lors de ses premières années. Ceux qui vont les voir reviennent sidérés et attirent d'autres spectateurs. Bien qu'il soit lui-même un vétéran du jazz et blues, Alexis Korner est leur premier admirateur et il perçoit rapidement que le potentiel de ce groupe particulier est immense.
À partir de décembre 1962, la demande pour les Stones progresse. Ils décrochent par moins de 16 concerts sur le mois. C'est à cette époque qu'ils recrutent Bill Wyman à la basse, impressionnés en premier lieu par le matériel d'amplification de ce personnage beaucoup plus âgé qu'eux. Un mois plus tard, le batteur Charlie Watts qu'ils ont longtemps convoité mais dont ils ne pouvaient s'offrir les services se laisse tenter par l'aventure. Le premier concert des Stones au complet - tels qu'ils demeureront durant les années soixante - a lieu le 12 janvier 1963 au Ealing Club.
L'année 1963 est marquée par la montée en puissance d'un groupe de Liverpool, les Beatles, qui inscrivent le premier n°1 d'une longue liste de singles en février.
Au cours du même mois, à Richmond, un quartier de Londres, le responsable du Crawdaddy Club, Giorgio Gomelski accroche au blues-rock pur et dur des Stones. Cet émigré russe qui est demeuré un anticonformiste militant, place les Stones à l'affiche des soirées de son club et s'acharne à les soutenir et à les promouvoir.
Ils drainent progressivement un public de plus en plus large vers le répertoire blues jusqu'alors limité à une audience modeste.
C'est à partir du club Crawdaddy que leur réputation de groupe culte se développe, même s'ils jouent dans d'autres endroits du Londres nocturne. Rapidement, le message circule : le groupe qu'il faut aller voir à tout prix s'appelle les Rolling Stones ! Le Crawdaddy peine bientôt à engranger tous les spectateurs qui tentent d'assister à leurs concert. Si Brian Jones apparaît comme le leader au niveau de la direction musicale, Mick Jagger se distingue par le spectacle qu'il donne à lui seul dans l'espace restreint qui lui est réservé.
À partir de mai 1963, un jeune manager aux dents longues, Andrew Oldham, prend en main les Rolling Stones. Après leur avoir obtenu un contrat chez Decca, il leur fait enregistrer à la hâte un single, "Come on", qui rapidement les place dans le Top 10 britannique.
Oldham perçoit toutefois le risque qui pourrait exister à ce que les Stones apparaissent comme une énième déclinaison des ultra-populaires Beatles. Il a alors l'idée de positionner les Stones en réaction au groupe de Liverpool. Puisque les Beatles sont polis, bien habillés et d'un relationnel agréable, les Stones se doivent d'apparaître rebelles, vêtus de façon négligée, un brin canaille. L'opposition factice ainsi développée fonctionne auprès des médias et contribue à faire parler d'eux.
L'image projetée par les Stones suscite la colère de certains journaux conservateurs. Dans un numéro du Daily Mirror, le président du syndicat des coiffeurs les traite d'affreux personnages. Ailleurs, on peut lire qu'un proviseur de lycée a refusé l'entrée à onze élèves coiffés comme Mick Jagger.
L'engouement populaire est en route. Lors de la tournée qu'ils effectuent en octobre en première partie des Everly Brothers, pour la première fois, le groupe ne parvient pas à sortir d'un théâtre tant la foule qui les attend est immense. De nombreuses adolescentes craquent pour le look de ces garçons impertinents. Leur premier album qui sort en janvier 1964 se vend rapidement à cent mille exemplaires et confirme que leur musique séduit à grande échelle.
Le 1er juin 1964, les Stones débarquent à New York pour une tournée américaine, Les Beatles qui les ont précédé de cinq mois ont effectué une conquête express du continent à la suite de laquelle ils ont aligné 5 singles dans le Top 5 américain.
Les comptes rendus de la tournée américaine accentuent la réputation sulfureuse de la bande : à Broadway, leur hôtel est assiégé par les fans, à Chicago leur conférence de presse est interrompue par la police pour des raisons de sécurité… Pourtant, Jagger, Jones, Richards et leurs collègues sont avant tout émus de fouler le sol où est née la musique qu'ils aiment. Ils découvrent au passage que celle-ci a évolué avec les disques de Marvin Gaye, Wilson Pickett ou James Brown et s'imprègnent de ces nouveaux courants. Le 10 et 11 juin, ils se rendent aux fameux studios Chess de Chicago comme d'autres iraient en pèlerinage afin d'y enregistrer quelques morceaux. Ils y font la rencontre de plusieurs des musiciens qu'ils adulent tels Muddy Waters, Chuck Berry, Willie Dixon et Buddy Guy.
S'ils se montrent sincères et appliqués lorsqu'ils jouent du blues, les Stones ont rapidement compris le potentiel médiatique qu'ils peuvent tirer à cultiver l'image provocante et décomplexée souhaitée par Andrew Oldham. Fin juin, alors qu'ils viennent de rentrer à Londres, ils déroutent le présentateur de l'émission Juke Box Jury en s'affalant sur le plateau au moment où ce dernier s'avance pour les présenter. Qu'importe puisque l'enjeu en vaut la chandelle. Quelques jours plus tard, ils ont eu le plaisir de découvrir que leur 45 tours " It's all over now ", une reprise de Bobby Womack, est numéro un.
Leur parcours de l'Europe est touché par un parfum de scandale. A Blackpool le 24 juillet, le concert tourne en mini émeute. Ils découvrent estomaqués des milliers de filles déchaînées qui crient à s'époumoner comme elles le font usuellement pour les Beatles. Une bande d'écossais ivres s'introduisent sur les lieux, jouent des coudes pour s'approcher du bord de la scène, puis se mettent à cracher sur le groupe, les forçant à prendre la poudre d'escampette. Une scène similaire se produit le 8 août dans le vieil opéra de la Haye où les spectateurs saccagent les lieux - ils ne parviennent à demeurer sur scène que durant 7 minutes. Dans le parc de Lord Bath, deux cent spectateurs s'évanouissent. Des dégâts matériels sont recensés après de leur venue à la Haye… Pour couronner le tout, ils y mettent parfois du leur. A Bruxelles, reçus par un diplomate anglais, ils font scandale en réclamant des frites. La tournée d'automne 1964 en Europe et aux Etats-Unis, les voit jouer devant des salles bondées de jeunes déchaînés.
Les frasques des Rolling Stones, relayées par le miroir déformant des journaux, font office de promotion à grande échelle. Melody Maker place en couverture ce titre qui va demeurer célèbre :
" Laisseriez-vous votre fille sortir avec un Rolling Stone ? "
L'hystérie et les excès qui sont associés au quintette ne sont pas toujours du goût de Jones, Richards ou Watts, qui préfèreraient qu'on les identifie davantage à des musiciens de blues rock. En revanche, Jagger semble s'en accommoder, comme en témoigne cette déclaration au Daily Express en janvier 1965, où il déplore le manque de salles de bain en Nouvelle-Zélande :
" Ce ne sera pas de notre faute si nous ne sentons pas bon. "
La tournée américaine de 1965 est tout aussi agitée que celle de l'année précédente. Début mai, Mick, Keith et Brian affrontent cinq types qui les ont traités de " pédés. " Le même mois, alors qu'ils se trouvent dans un bus, plusieurs dizaines de fans assaillent le véhicule au point où le toit menace de craquer. Leur périple aux USA a au moins le mérite d'inspirer un fameux single, le plus grand succès qu'ils vont jamais graver : " Satisfaction ".
Dès sa sortie, " Satisfaction " installe les Stones au sommet des groupes de rock mondiaux et consacre qu'ils sont devenus les seuls challengers des Beatles. Côté scène, ils se donnent sans compter sillonnant les routes pour aller à la rencontre des fans. Plusieurs concerts se déroulent dans une atmosphère trouble, générant maints incidents dont les journaux à sensation se repaissent une fois de plus : une centaine de voitures saccagées à Munich, 70 personnes blessées à Berlin, bagarres de fans contre la police en Nouvelle Zélande… À la fin mars 1966, lors du passage des Stones à Lyon, Jagger reçoit un barreau de chaise en pleine figure et doit subir une hospitalisation avec points de sutures.
Si les Rolling Stones semblent le groupe le plus accompli sur une scène, ils semblent avoir du mal à suivre au niveau discographique. À la suite du hit " Satisfaction ", alors que les Beatles multiplient les n°1, au niveau des singles comme des albums, les Stones peinent à renouveler l'exploit, seul " Paint it black " effectuant une percée majeure dans les charts mondiaux.
Durant la période de transition qu'ils traversent, le rôle de Brian Jones devient majeur. Bien qu'il soit souvent absent des concerts ou même des séances d'enregistrement, le blond à la frange si célèbre qu'on l'associe à la coupe de cheveux Stones, marque les chansons où il intervient par ses capacités de multi-instrumentiste. Il joue du sitar dans " Paint it black ", de la flûte à bec sur " Ruby Tuesday ", de l'accordéon sur " Back Street Girl "… Un tel apport est à chaque fois essentiel à ces chansons. S'il contribue à éloigner les Stones de leur idiome d'origine, le blues, il aboutit à des œuvres d'une immense beauté sonore et harmonique.
En cette année 1966, les Beatles abordent une nouvelle phase de leur carrière. Suite à une scène de foule terrorisante vécue à Manille, ils décident d'en terminer avec les tournées et de se consacrer entièrement à l'enregistrement d'albums d'une qualité supérieure, dont Revolver qui dès sa sortie est acclamé pour ses recherches sonores et ses aspects avant-garde. Vers la fin de l'année 1966, les Stones adoptent eux-même une pareille telle voie, lassés par le rythme trépidant des tournées et les incidents de parcours.
Les Stones démarrent 1967 avec un single qui comporte la très belle chanson " Ruby Tuesday " et augure d'un virage vers la pop music alors triomphante des Beatles et des Beach Boys. L'album qui sort au même moment, Between the buttons n'a plus rien à voir avec le blues qui les a jadis porté aux nues. Les Stones opèrent sur un terrain qui n'est pas naturellement le leur et ne s'avèrent pas brillants dans un tel exercice.
La brève tournée que les Stones effectuent au printemps 1967 est à nouveau marquée par l'agitation et va confirmer le désir de demeurer hors de la scène durant un moment. À Varsovie en avril, deux mille fans attendent à l'extérieur de la salle de spectacle, alors que les sièges du premier rang sont occupés par les familles du pouvoir communiste corrompu. Richards s'énerve et force les spectateurs des premiers rangs à sortir pour laisser quelques fans venir près du bord de la scène. Il s'ensuit une petite émeute. Quelques jours plus tard, ils jouent dans un stade de football à Athènes alors que la Grèce est à quelques jours du putsch des colonels. De violentes bagarres éclatent alors entre la police et les fans - l'un des assistants des Stones est lui-même victime de coups assénés par les forces de l'ordre. Un tel événement va provoquer une pause de deux ans pour ce qui est des concerts.
D'autres soucis sont à l'horizon. La montée de la consommation des drogues dans les milieux branchés londoniens inquiètent les pouvoirs publics qui souhaitent faire un exemple. En février, une descente surprise a été effectuée au domicile de Richards et des substances illicites y ont été trouvées. La menace qui pèse alors sur eux au niveau juridique perturbe fortement leur créativité musicale. Un autre événement vient briser l'ambiance au sein des Stones : Anita Pallenberg, petite amie de Brian Jones, a craqué pour Keith Richards. Jones qui avait déjà pris ses distances, est plus que jamais ulcéré et se réfugie dans les paradis artificiels.
Peu avant l'été, Jagger et Richards séjournent brièvement en prison et se voient condamnés, le premier pour possession illégale de stupéfiant et le second pour avoir laissé des invités fumer du haschish à son domicile. La chanson " We love you " qui sort en août avec Paul Mc Cartney et John Lennon dans les chœurs, est dédiée à ceux qui les ont soutenus durant cette épreuve. Elle apparaît néanmoins comme insolite dans leur discographie bluesy.
Il faut s'y faire. L'année 1967 est celle du triomphe absolu des Beatles, sur le plan populaire comme artistique, l'album Sgt Pepper's Lonely Hearts Club Band demeure n°1 durant vingt sept semaines en Grande Bretagne, devenant la plus forte vente d'albums de l'Histoire dans ce pays. La réplique des Stones, Their Satanic Majesties Request, pareillement trempée dans le psychédélisme et les orchestrations raffinées est un flop sans appel. Elle amène un constat : leur territoire est celui du blues, de la musique d'inspiration noire. Apprise à la dure, la leçon ne sera jamais plus oubliée.
La pause de 1967 a été utile à Keith Richards qui a pris le temps d'écouter l'immense collection de disques qu'il a accumulée lors des voyages du groupe sur le continent américain. Il s'imprègne ainsi d'un blues plus traditionnel encore que celui que le groupe a pu jouer dans le passé, celui qui était en vigueur avant la seconde guerre mondiale. En parallèle, il s'approprie la musique country qu'il a apprécié lors de sa jeunesse et redécouvert lorsque les Stones traversait l'Amérique profonde, ce type de chansons étant les seules diffusées par les radios locales. Il s'initie par ailleurs à un nouveau type de jeu de guitare avec un accordage différent de celui habituellement en usage sur cet instrument et au passage, développe un jeu plus sophistiqué. À partir d'un tel creuset, Richards élabore des morceaux plus ancrés que jamais dans la musique traditionnelle américaine, des perles telles que " Prodigal son " ou " Dear Doctor "…
Le single " Jumpin' Jack Flash " qui sort en mai 1968 annonce la couleur. Les Stones ont retrouvé ce qui les caractérise et les rend unique. L'essai est transformé avec l'un des plus grands albums de toute leur carrière, Beggar's Banquet qui les voit revisiter le blues avec une sincérité accrue.
À présent, le souci majeur du groupe s'appelle Brian Jones, dans la mesure où il est perpétuellement absent pour cause d'abus de drogue ou de maladie. À partir de la fin mai 1969, un nouveau guitariste est recruté : le jeune et frêle Mick Taylor, habitué à prodiguer de longs solos de blues dans le groupe de John Mayall. Pour les Stones, un tel arrivage correspond à une nouvelle phase, avec une musique qui emprunte davantage au r'n'b et au country, Let it bleed. Perméables à ces influences, ils enregistrent un album enrichi de nouveaux apports au niveau instrumental et vocal, aidés en cela par la présence de Mick Taylor, mais aussi d'autres musiciens tels que Ry Cooder ou le saxophoniste Bobby Keys. Les Stones apparaissent alors comme une formation musicale ambitieuse, dans la lignée de ce que le rock de cette fin des années 60 peut alors explorer avec ses passerelles vers d'autres styles tels que le jazz ou l'expérimental.
" A notre façon, on était un groupe assez sérieux. " déclarera rétrospectivement Mick Jagger .
" On se disait 'On n'est pas comme ces groupes de rock à paillettes'. On est sérieux, nous. On a des nuances, on connaît l'histoire de la musique, on fait des tubes avec de la guitare slide dessus, on joue des disques beat de Bo Diddley et on fait des tubes. "
Après deux années de pause sur le plan des concerts, les Stones éprouvent le besoin d'aller se frotter de nouveau à l'univers de la scène. Un immense concert gratuit est organisé pour le 5 juillet 1969 à Hyde Park (Londres) devant une audience de plusieurs centaines de milliers de fans. Dans la mesure où Brian a disparu trois jours plus tôt, l'événement prend des allures quasi mystiques, comme si une immense foule était venue rendre hommage au musicien disparu.
Les retrouvailles avec le public redonnent des couleurs au groupe. Plus que jamais, ils réalisent que, s'ils ne pourront rivaliser avec les Beatles au niveau mélodique, ils sont difficilement égalables au niveau de leur performance scénique. L'automne 1969 marque ainsi le retour des immenses tournées, avec un parcours des villes américaines comme par le passé. Après avoir craint qu'ils ne soient dépassés par les nouveaux groupes apparus à la fin de la décennie, ils s'imposent à nouveau tout en devant prendre en compte que la durée des concerts s'est fortement étendue suite à l'exemple donné par des groupes tels que Led Zeppelin ou Grateful Dead qui peuvent jouer durant plusieurs heures d'affilée. Heureusement, la qualité de la prestation scénique des Stones est telle qu'elle leur assure bientôt le titre de "premier groupe de rock'n'roll du monde".
À partir des années 70, les Stones déménagent en France, sur le conseil d'un ami de la haute société, le Prince Rupert Lowenstein qui est devenu leur comptable. Selon lui, les taux d'imposition qui sévissent en Angleterre sous la férule du Travailliste Harold Wilson, seraient en train de mener les Stones vers la ruine. Là n'est pas tout. Les membres du groupe découvrent qu'ils ont toujours cru que ceux qui s'occupaient de leur carrière avaient payé les taxes au fur et à mesure et qu'il n'est en est rien. En février, ils ont même la désagréable surprise d'apprendre qu'ils ne possèdent pas les droits d'éditions des chansons qu'ils ont sorti jusqu'ici et pas même la propriété des bandes master.
Dépités, les Stones s'installent dans le sud de la France en 1971 et rompent les liens avec leurs managers d'antan. Dès la fin de leur contrat avec Decca, ils signent avec la maison de disques Atlantic Records. Le label Rolling Stones avec la fameuse langue tirée voir le jour. Sticky Fingers et Exile on Main Street sont les deux premiers albums à sortir sur ce label et ils figurent parmi ce qu'ils ont accompli de meilleur à ce jour.
Le spectacle des Stones est appelé à évoluer en profondeur. Depuis le début des années 60, le volume sonore n'a cessé de monter et à lui seul, ce facteur modifie la perception de la musique. Le rock perd en subtilité et devient un média de masse avec des arènes immenses pouvant accueillir des dizaines de milliers de spectateurs. Les groupes à la Led Zeppelin ont ouvert la voix aux décibels du hard rock et l'impact de leurs prestation modifie la réception de la musique par le public. Le rock se simplifie. Conscients qu'ils affrontent une nouvelle donne, les Stones développent progressivement une nouvelle forme de grand spectacle adapté à des foules immenses. Durant les années 70, l'organisation des tournées des Stones va devenir une machine commerciale particulièrement bien rôdée.
La nouvelle vie des Stones les amène à ne se voir que de manière épisodique, chacun vivant désormais loin des autres et se retrouvant régulièrement pour un nouvel album suivi d'une tournée. Jagger diversifie ses activités : il est l'acteur principal du film Performance qui sort en 1971. Qui plus est, son mariage avec le top model nicaraguayen Bianca Perez Morena de Macias l'amène à entrer par la grande porte dans le monde de la jet set au risque de s'attirer les foudres de son compère Keith qui pour sa part, entend se contenter d'être un musicien. Lui-même traverse une période de dépendance accrue envers les drogues, qui contribue à le fermer au monde et rend particulièrement difficile pour Mick de travailler avec lui.
Mick Taylor n'est pas à son aise au sein des Rolling Stones : il ne partage pas leur humour, leur mode de vie, leurs humeurs et leurs excès. En novembre 1974, en plein milieu d'une soirée, Taylor s'en vient subitement voir Mick Jagger :
Je m'en vais, je quitte le groupe.
Quoi ? répond ce dernier, abasourdi.
Je quitte le groupe, là tout de suite !
Panique à bord. Les Stones auditionnent plusieurs guitaristes et parmi les postulants figurent de belles pointures comme Harvey Mandel qui va faire des prodiges sur le morceau " Hot Stuff " de l'album Black & Blue ou Wayne Perkins qui intervient à plusieurs reprises sur le même disque. Pourtant, c'est un guitariste moins aventureux qui décroche le job : le convivial Ronnie Wood. Son atout : il est facile à vivre.
La tournée américaine de 1975 marque un tournant. Ron Wood est un guitariste sympathique mais aux possibilités limitées Par ailleurs, le spectacle est devenu théâtral avec une nacelle élévatrice qui promène Jagger au-dessus de l'audience. Si Richards rejette une telle approche qu'il trouve superflue, Jagger, pour sa part, suit clairement la tendance emphatique amorcée par des artistes tels que Elton John ou Queen.
Un nouveau défi attend les Stones vers ce milieu de décennie. Les punks débarquent et le message qu'ils véhiculent vise à déstabiliser les groupes de la décennie précédente dont la musique serait devenue pédante. À en croire Johnny Rotten des Sex Pistols, les Rolling Stones auraient dû prendre leur retraite en 1965. Jagger prend la chose avec force humour à cette époque, pariant d'ici un an, les Sex Pistols se seraient envolés en fumée. Il ne s'est pas trompé de beaucoup. Qui se soucie pourtant aujourd'hui des frasques du pitoyable Rotten ? Les Clash dans leur chanson 1977 se veulent plus agressifs et clament qu'il faut en finir avec les Rolling Stones.
Face à de telles agressions, les Stones répliquent superbement avec un album, Some girls (1978) qui devient leur plus gros succès commercial, se vendant à près de 7 millions d'exemplaires, ridiculisant au passage les scores atteints par les hérauts du punk.
Quelques années plus tard, Richards aura la tâche facile lorsqu'un journaliste l'interrogera à propos de la saillie des Clash et fera simplement remarquer que les Clash ont disparu. Message sous-jacent : ces pitoyables pourfendeurs d'un temps ont déjà été balayés, pas même capables de survivre jusqu'à la fin des années 80 et leurs albums, à tout prendre, ont moins bien vieilli qu'un bon Let it bleed…
Au cours des années 80, les concerts des Stones deviennent de plus en plus impressionnants. Lors de l'automne 1981, ils se produisent devant 1,5 millions de personnes aux USA, battant déjà tous les records connus - dans de nombreux endroits, la demande est telle que des concerts supplémentaires sont organisés. Parfois, il suffit que l'un de ces shows additionnels soit annoncé à la hâte pour qu'il soit plein à craquer dans les trois jours qui suivent. Au Superdome de New Orleans, le 5 décembre, 90 000 spectateurs sont présents.
Dans la mesure où les espaces sont si énormes, une grande attention est portée sur le décor. Le film Let's spend the night together (1982) que réalise Hal Ashby, réalisateur de Harold et Maud, donne la mesure d'un show de plus en plus impressionnant, les vues d'hélicoptère faisant apparaître Jagger sur un énorme grue hydraulique se pavantant au-dessus d'une foule gigantesque, dans le stade démesuré de Sun Devil Stadium, doté d'une scène rotative. Plus que jamais, le groupe apparaît comme incomparable en concert. Jagger se reconvertit aux joies du sport et de l'alimentation saine pour mieux conserver la forme nécessaire à ses incroyables déhanchements scéniques, dignes d'un Fred Astaire.
Pourtant, les années 80 sont pénibles pour le fan des Stones qui n'est plus trop sûr de comprendre vers où se dirige son groupe fétiche. Les albums Emotional Rescue (1980), Undercover (1983) et Dirty Work (1986) sont médiocres. Seul Tattoo you (1981) et son infernal " Start me up " sort du lot mais il est constitué d'anciens morceaux que le groupe, particulièrement prolifique durant les années 70, avait négligé de graver sur disque. De surcroît, l'amitié qui a longtemps été à la base de leur longévité est ébranlée par maints événements difficiles. Si le quintette survit, il n'a plus grand chose à voir avec ce qu'il a représenté à l'origine, apparaissant bien intégré au show business.
À la sortie de l'album Dirty Work en mars 1986, il devient conséquent de s'interroger sur la capacité du groupe à demeurer ensemble. Vont-ils se séparer sans bruit, chacun vaquant à ses préoccupations (Jagger a produit son premier album solo) ?
Jagger refuse d'envisager une tournée, tant il apparaît que la distance s'est creusée entre lui et Richards. Pour couronner le tout, Charlie Watts, longtemps le Stone sans histoire s'est mis aux drogues et devient temporairement difficilement fréquentable. Il semble que le groupe qui a tenu bon envers et contre tout durant vingt-trois années pourrait cesser d'exister faute d'arriver à restituer le désir de jouer ensemble.
En mars 1987, lorsqu'il apparaît que Jagger s'apprête à partir en tournée en solo dans le cadre de son deuxième album, Primitive Cool, le torchon brûle et certains échanges que Richards et lui-même ont par voie de presse interposée laissent à penser que le groupe a vécu. Jagger va jusqu'à déclarer qu'il ne pense qu'il lui sera possible de retravailler avec Keith ! Ce dernier travaille à son tour sur un album solo et se contente d'expliquer que le groupe est parvenu à un point où une pause est salutaire.
La chance voudra que les excursions en solitaire de Jagger comme de Richards ou de Watts n'aient pas le succès escompté. Vers la fin des années 80, une fois que chacun a pu donner libre cours à ses capacités d'expression personnelles, les Stones se retrouvent au complet, pour la dernière fois avec Bill Wyman, sur un album de bon niveau : Steel Wheels. Il se vend à deux millions d'exemplaires, un chiffre honorable pour les Stones qui n'ont jamais vraiment connu des volumes comparables aux Beatles, en tout cas, bien plus que la deuxième tentative solo de Jagger et surtout, deux fois plus que leurs précédents opus. Cette fois, c'est reparti et pour longtemps, le cap le plus difficile ayant été surmonté.
En 1993, deux ans et demi après la tournée Steel Wheels / Urban Jungle, Bill Wyman tire sa révérence, lassé d'avoir à assumer la furie des spectacles à grande échelle. Les autres tiennent bon et les tournées continuent de plus belle, marquant régulièrement de nouveaux records. Comme si les années n'avaient aucune prise sur eux, le groupe continue de développer son spectacle à très grande échelle et Mick Jagger réalise encore et toujours une impressionnante performance en tant que chanteur et danseur, au milieu des fumigènes et poupées gonflables géantes. Parfois aussi, ils se donnent le luxe de se produire dans des petites salles, pour recréer encore et encore un peu de ce blues à l'ancienne qui les a porté à l'origine, quitte à jouer de manière acoustique ¾ comme en a témoigné l'album Stripped du milieu de décennie.
Le nouveau siècle est arrivé et ils ont continué d'être là, multipliant les rendez-vous avec le public. Il est vrai qu'avec ses quarante années de carrière, le groupe a accumulé tant de tubes mythiques qu'il peut inlassablement puiser dans un tel creuset. De Honky Tonk Women à Miss you en passant par Ruby Tuesday ou Fool to cry, les Stones peuvent invariablement ressusciter l'émotion et inciter sans le moindre effort une foule en liesse à reprendre en chœur ces refrains immortels.
" Jamais nous ne nous sommes assis à une table pour décider de continuer jusqu'à la mort, il n'y a pas de serment, de plan, non (rires). J'avais 21 ans quand j'ai rejoint les Stones. Très honnêtement, je leur donnais trois ans d'existence. Car les groupes ne durent pas, c'est ainsi, c'est connu, " a déclaré Charlie Watts en septembre 2005 pour mieux faire ressortir combien une telle persistance paraît étonnante aux intéressés eux-mêmes.
Les Rolling Stones sont le plus ancien groupe de rock encore en activité. L'album A bigger bang sorti à la fin 2005 a confirmé qu'ils étaient toujours capables de déclencher le frisson. Lors de la tournée qui a suivi, ils ont une fois de plus établi un record de fréquentation dépassant cette fois le million de spectateurs à Copacabana en février 2006.
Rien ne semble pouvoir les arrêter et au fond, ils semblent s'amuser de tenir ainsi la barre, envers et contre tout. Quand au public, il est toujours au rendez-vous.
La tournée A Bigger Bang (2005 - 2006) a généré le plus de recettes de la décennie : 437 millions de dollars sur 110 spectacles qui ont attiré 3,5 millions de spectateurs. Le 18 février 2006, le groupe a battu le record d'audience qu'il détenait lui-même en attirant 1,3 millions de personnes pour un concert gratuit à Rio de Janeiro !
D'année en année, les Stones repoussent les limites de l'inévitable au revoir. Ils sont plus un groupe, ils sont une ligue des gentlemen extraordinaires qui a lancé un défi au temps. Lorsqu'ils se retrouvent sur une scène, une infernale connivence s'installe, née du maillage de leurs inépuisables énergies et de la puissance toujours vivace de " Satisfaction ", " Start me up " et autres " Ruby Tuesday ". Leurs innombrables fans de tous âges vivent alors l'un des moments forts de leur existence. Cette sensation s'appelle les Stones…
Ils en ont vu de toutes les couleurs mais ils demeurent toutefois tels qu'ils sont. Ceux qui les ont approché témoignent aisément de la chose. Ils sont comme vous et moi. Du moins se comportent-ils ainsi. Et c'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles l'affection du grand public est aussi forte envers ces garçons.
Combien de temps encore pourront-ils tenir un tel rythme ? Impossible de le dire précisément car les Stones représentent un défi au temps. Ils lui tirent la langue et repartent inlassablement à l'assaut des foules.
It's only rock'n'roll… but I like it !
et n°3 avec Michael Jackson, Black or White ?
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