Pour l'heure, il fallait donc garder Kolinka et pour amplifier le problème, Bertignac avait proposé sa petite amie comme potentielle bassiste d'un groupe qu'il formeraient ensemble, ce à quoi, si l’on en croit Corine, Aubert aurait répondu :
« T'es complètement malade, nous n'allons pas prendre une gonzesse ! »
« Cela explique beaucoup de choses de la suite, » raille Corine.
Pour sa part, Jean-Louis ne se souvient pas avoir prononcé de tels mots.
Lorsque Aubert avait appelé Kolinka pour évoquer la participation de Corine, ce dernier était tombé des nues : il ignorait alors que la danseuse de la maison de Saint Cloud s’était mise à la basse. Richard tout comme Jean-Louis avaient argué que la présence d’une fille pas toujours d’humeur à arrondir les angles pourrait devenir une source de problèmes. Louis les avait assuré qu’il saurait maîtriser l’affaire.
Un temps, Bertignac avait décidé qu'il se mettrait lui-même à la batterie. L’occasion lui avait été donnée lors d’un concert dans une clinique pour handicapés proche de Neuilly.
L’initiative remontait à un ami d’enfance de Jean-Louis qui bien que paralysé avait traversé l’Afrique en moto et avait connu un accident. D’une insatiable énergie, il avait organisé cette soirée dans le centre. La préparation de l’événement avait démarré d’une façon tendue car Louis avait insisté pour tenir la batterie, délogeant Richard de son fief naturel — il était convenu qu’il laisserait Kolinka reprendre sa place au rappel. Jean-Louis et Olive avaient assuré les guitares, tandis que Corine tenait la basse.
« C’est à cette occasion que nous avons chanté les toutes premières chansons de Téléphone : Hygiaphone, Métro c’est trop, Prends ce que tu veux… » dit Aubert.
Durant le concert, l’assistance témoignait sa ferveur en levant les béquilles, sous le regard éberlué des infirmiers.
« Après le concert, jusqu’à quatre heures du matin, c’était une mini révolution. Les appariteurs avaient retrouvés des pensionnaires dans les buissons… » raconte Aubert.
Bertignac avait adoré cette expérience et raconte volontiers que ce concert a été l'un des plus beaux de sa vie :
« Ce fut un grand moment, j’étais béat de bonheur en voyant tous ces gens se remuer au rythme de mes baguettes. »
L’excitation était telle que Louis n’avait pas voulu lâcher les baguettes lors du rappel, comme il l’avait initialement promis à Richard. Ce dernier lui en avait longtemps voulu, mais ajoute Louis :
« Il ne peut pas me comprendre ».
Enthousiasmé, Bertignac pensait avoir trouvé la formule magique et se sentait prêt à réitérer l'expérience. Corine l'avait invité à atterrir au plus vite :
« "Le seul problème, c'est qu'avec une telle formule, nous n'avons pas de guitariste !" avait-elle asséné avec son franc-parler.
C'est ainsi que Bertignac avait repris son instrument fétiche.
Aubert voulait capter Bertignac sans se séparer de Kolinka.
Bertignac entendait imposer Corine et aurait volontiers délesté la formation du fabuleux cogneur qu’était Richard…
Existait-il une formule secrète pour résoudre cette énigme digne d’un Rubik’s Cube défaillant ?
L’énergie que Kolinka avait puisée dans son adulation pour les Who, celle qu’il déployait derrière sa caisse claire et ses cymbales, allait opérer le lien. A l’heure où les droïdes de Star Wars se préparaient à entamer des courses folles dans les dédales rocailleux d’une planète de l’Empire, le Jedi de la batterie avait compris par anticipation que la Force était avec lui !
Peu de temps après, une opportunité s'était présentée.
"Je crois que Richard a un plan…" avait annoncé Aubert.
Daniel Roux avait finalement démissionné de Semolina et cette défection n'arrangeait pas Richard Kolinka. Propulsé par sa proverbiale fougue, le batteur avait décroché pour Semolina, par l’intermédiaire d’un ami de lycée, un concert au Centre Américain situé boulevard Raspail, cet endroit où par une belle coïncidence, Corine avait pratiqué la danse.
Le concert était organisé en célébration de l'élection du nouveau président des Etats-Unis, le 12 novembre 1976, un duel qui opposait alors l'héritier d'une famille de planteurs de cacahuètes, Jimmy Carter, et le fade Gerald Ford, qui avait récupéré le poste suite à la démission du cynique Richard Nixon. Les sondages indiquaient déjà que Carter le démocrate aux dents blanches sortirait vainqueur des urnes. Mais pour Kolinka, l'actualité était ailleurs : il avait réservé cette salle très longtemps à l'avance et n'avait plus de groupe pour le concert !
Une seule solution : parer au plus pressé. Par chance, Louis Bertignac, ayant lâché Shakin’ Street, était libre comme l’air. Il ne restait qu'une douzaine de jours avant le concert et il fallait donc y aller sans état d'âme. Il ne manquait qu'un bassiste et Louis était demeuré ferme sur ses positions.
— Si ce n'est pas Corine, je ne joue pas !
Il savait que sa copine ferait l'affaire. Elle compensait son absence de professionnalisme par un sens du rythme influencé par les battements africains à la source de ce gospel qu'elle avait tant aimé dans sa prime jeunesse.
Pour sa part, Kolinka avait une autre réticence à surmonter. L’épisode malencontreux du concert à Neuilly avait ravivé un autre incident, intervenu un an plus tôt et demeuré en travers du gosier…
Bertignac avait alors promis à Aubert et Kolinka qu’il les ferait rentrer à l’Olympia pour le concert d’Higelin. Or, Bertignac ayant oublié d’inscrire ses potes sur la liste des invités, ils s’étaient retrouvés le bec dans l’eau. Furieux, Kolinka avait alors dit à Jean-Louis :
« Jamais tu ne me feras jouer avec ce gars ! ».
Mais là encore, l’urgence de la situation avait obligé Richard à faire avec. Comme quoi il ne faut dire jamais…
C'est ainsi qu'ils s'étaient retrouvés tous les quatre à répéter dans une cave de l'immeuble des parents de Kolinka, dix jours et dix nuits durant. Téléphone allait démarrer ainsi : dans un local humide et sordide de deux mètres carrés mettant au point un premier répertoire, sur un horaire de dix huit heures par jour.
« Je me suis occupé des arrangements », dit Louis, expliquant qu'il influait sur la couleur des morceaux, sur un ordonnancement propre à maintenir l'attention en alerte d'un bout à l'autre du spectacle, avec un léger moment d'accalmie avant un redémarrage final.
Faute de mieux, Aubert avait assuré le chant, alors que ce n’était pas sa vocation initiale. Il n’avait assumé cette position que sur le 45 tours de Semolina. Rétrospectivement, il se moquerait gentiment de ses interventions vocales d’alors :
« C’était une gueulerie ! Je braillais comme un malade ! »
Ils répétaient quelques reprises des Stones ou du Zeppelin mais aussi des chansons composées par Jean Louis Aubert telles que Métro, c'est trop. Bertignac connaissait certains de ces morceaux, ayant aidé Aubert à réaliser des maquettes sur son magnétophone Revox multipistes. La musique d’ Hygiaphone était née lors d'un travail de répétitions sur une idée que Louis pense avoir initialement apportée, mais la chanson avait été mise en forme par Jean-Louis.
Dès le départ, Corine avait assuré. Impulsive, elle insufflait une intense énergie à l'effort de groupe. Quant à Richard, dixit Louis :
« J'arrivais à l'assagir… »
Selon Bertignac, Kolinka ne tenait pas bien les tempos :
« Je voulais en faire un Charlie Watts. Ce n'est pas tant que je voulais faire les Rolling Stones mais il fallait voir ce que nous pouvions faire tous les quatre : nous ne pouvions pas être les Beatles, ni Led Zep, mais nous pouvions au moins faire un Stones à peu près honorable. C'était le style le plus facile et efficace. »
Tous allaient alors remarquer qu'ils formaient, que ce soit entre eux ou en incluant leurs potes, une équipe de choc, comme ils n'en avaient pas point connu auparavant.
« À nous quatre, nous formions un bloc… Dès le départ, il y avait une énergie que je n'avais pas connue auparavant, » confie Bertignac. « Avant cela, c'était moi qui donnais tout. Je me démenais pour que les concerts soient bien. Là, tous se mettaient en quatre et c'était un régal. »
Comme à l'accoutumée, toute une bande gravitait autour de Jean Louis, formée des copains qu'il avait connus au lycée Pasteur à Neuilly à partir de la troisième ou lors de la Terminale à Carnot.
« Le point commun de tous les gens qui gravitaient autour d'Aubert et de Bertignac, c'est qu'ils étaient tous très vifs et brillants. Vivants ! » commente Corine.
Parmi eux figuraient bien évidemment François Ravard et Olive mais aussi d’autres potes tels que Max, Plume, Téo, Diesel…
Tous se démenaient pour que le concert soit un succès. Les premières affiches du concert reprenaient celles du groupe Semolina. Elles étaient collées à l'envers avec la mention "Concert Rock !" Un document avait été produit à partir de la couverture d'un songbook des Stones que Bertignac avait rapporté d'Amsterdam. Olive avait squatté l'imprimerie du père d'un copain afin d'en polycopier mille exemplaires. Certains membres de la bande avaient pris des bombes de peinture au BHV et en usaient pour poser des graffitis sur des murs de Paris à une époque où la capitale n'avait encore subi les outrages des taggers organisés. A chaque fois, l'accroche était : "Concert Rock !" Comme le groupe n'avait pas de nom, le point d'exclamation leur servait d'appellation.
Tous les soirs, Jean Louis, Louis, Corine et Richard allaient eux-mêmes distribuer leur promotion dans des cafés. Pour Bertignac, cette époque des répétitions et de la promotion pour le concert du Centre Américain demeurerait le plus beau moment vécu avec le groupe.
« Nous étions tous comme des oufs, le groupe et tous nos copains, nous avions une énergie de folie. Chacun faisait tout ce qu'il savait faire pour remplir ce concert. Nous allions dans les cafés, dans la rue, pour brancher les mecs : il va y avoir un concert exceptionnel, c'est cinq francs. Ne ratez pas çà ! »
Ils avaient même réussi à obtenir un flash sur la troisième chaîne de télévision. La joute qui se déroulait outre-Atlantique entre Carter et Ford en vue de décrocher la Maison Blanche avait servi de prétexte. Ils avaient appelé l’antenne en clamant :
« Pour l'élection américaine, il va y avoir un grand concert au Centre Américain. »
Ô jubilation, la chaîne avait diffusé l'annonce lors des actualités régionales !
Une chose était sûre cependant : ils ne se voyaient que pour un concert. Si cela ne fonctionnait pas, ils en resteraient là.
Au matin du 12 novembre 1976, panique à bord… Corine a disparu de la circulation.
« Elle s’était engueulé avec Louis, » raconte Kolinka « et nous l’avons cherchée dans tout Paris. »
Bertignac avait finalement réussi à la retrouver. L'après-midi, les quatre musiciens s'étaient rendus au Centre Américain afin de faire la balance des instruments sur leur petite sono que Aubert décrivait comme "pourrie" :
« Les gars qui faisaient la sono, c'était ceux qui nous employaient pour faire des rallyes, des soirées dans le 16ème… »
Puis, ils s'étaient rendus au café du pâté de maison voisin, une centaine de mètres plus loin, afin de se désaltérer.
En sortant du bar, dans la pénombre, ils n'avaient pas immédiatement reconnu le boulevard Raspail.
« Il n'y avait pas un mur là dans la rue ? » avait demandé Aubert.
Comme le Centre Américain était relativement loin, il ne parvenaient point à en discerner clairement les contours.
Au fur et à mesure qu'ils avançaient, ils avaient dû se pincer mentalement : c'était une longue file de spectateurs qui traversait le trottoir... Ils s'étaient regardés mutuellement ne sachant trop s'il fallait y croire. La promotion avait été suprêmement efficace. Tous ces gens faisaient bel et bien la queue devant le concert du Centre Américain pour un groupe qui n'avait pas de nom et dont personne n'avait jamais entendu parler. Aubert et Bertignac savaient certes qu'un grand nombre de leurs potes feraient le déplacement, et ils reconnaissaient certaines des têtes.
Il n’empêche ; une partie du public était composée d'inconnus. 500 personnes environ se trouvaient là, suffisamment pour que la salle soit bourrée à craquer !
D’une voix fluette, Jean-Louis a apostrophé le public lâchant :
— Salut, nous on est venus en métro ! Vous, vous êtes venus comment ? Celle-là s’appelle « Métro, c’est trop » !…
« Le concert a été une tuerie ! » affirme Corine.
Elle s'en souviendrait comme l'un des meilleurs qu'ils aient jamais donnés.
« Une révélation de quelque chose de très fort, » juge Aubert.
« Ce n'était pas extraordinaire, » tempère Louis, « parce que ce n'est jamais à la hauteur de tes rêves, mais c'était plein, le public était fou de joie, nous avions tenu la barque… C'était péchu, on jouait un peu fort, mais c'était péchu ! »
Le groupe avait interprété quelques chansons originales, comme Hygiaphone mais aussi des reprises des Rolling Stones, comme Connection, arrangé en reggae, Street Fighting Man, du Beatles, du Led Zeppelin…
Bertignac avait découvert au passage que Kolinka déployait un jeu visuel, opérant un show à part entière à lui tout seul.
« Pendant les répétitions dans la cave, je ne l'avais pas remarqué. Tandis que là, quand le rythme foirait un peu, je me retournais et je voyais qu'il était en train de faire une grosse c… ! ».
Vers la fin du concert, Corine avait légèrement flippé à en croire Louis.
« Elle trouvait que ce n'était pas assez bien. Évidemment, ce n'était pas comme dans les répèt' ! »
Minée, elle s'était refusée à remonter sur le podium lors du rappel. Ils avaient appelé à la rescousse leur vieux pote, Max, afin qu'il tienne la basse sur cet ultime morceau.
Dans la salle, les gens pleuraient, jubilaient, s’abandonnaient à l’excitation de la découverte d’un groupe qui véhiculait une onde imparable, à en cisailler la façade des icebergs… Quelqu'un avait lâché :
« Enfin, nous avons du rock en France ! »
Il s'était passé quelque chose de fort, quelque chose qui venait d’ailleurs et qui surgissait par surprise... Cette formation dégageait une indicible vitalité.
Partant de là, les quatre membres du groupe s'étaient regardés et avaient conclu qu'ils n'avaient plus qu’une chose à faire : CONTINUER !…