Extrait du livre Les Nouvelles Superpuissances
Daniel Ichbiah
Le 24 mai 2010, l'écrivain et polémiste Yann Moix publie une tribune sur son blog ‘Suivez Moix[1]’. Il se livre alors à une dénonciation en règle de l’encyclopédie Wikipédia :
« Wikipédia n’est pas une encyclopédie, ce n’est pas vrai. C’est un joli champ, provisoire, de délation et de règlements de compte. Si je vais à ‘Yann Moix‘, dans Wikipédia, je suis condamné à la nullité, à la zéroïté : et les types se sont arrangés pour que je ne puisse rien modifier, ils ont repéré mon adresse ‘IP’ ; alors ils écrivent ‘écrivain médiocre, cinéaste nul’ et continuent à s’intituler ‘encyclopédie’.
Mais Wikipédia, c’est encore pire que Télérama : une universalité, une encyclopédie ‘universelle’, mais qui salit. Ce n’est pas universel, Wikipédia, c’est universale. C’est de l’universaleté. Une encyclopédie existe, c’est du moins ce que j’avais appris petit, à la communale, bien sagement, à Orléans, une encyclopédie existe non pas pour dire que les gens sont des enculés, des ratés, des rats, des nuls, des nullards, des serpents, des belettes, mais pour dire qu’ils ont écrit des écritures, fait des actions, romancé des romans, chanté des chansons, fait rimer des rimes.
Jamais une encyclopédie ne citerait, comme dans mon cas, le petit article acide d’un joli gentil raté de La Voix du Nord ou des Echos cons du Québec, la plupart du temps rédigés par des cruciverbistes alcooliques et dépressifs, pour donner au public ce que le public devrait savoir de moi : que je suis simplement un écrivain et un cinéaste, ne vous en déplaise. J’ai plusieurs fois, naïvement, tenté, tout en laissant les horreurs déjà imprimées, de rectifier un peu le tir, d’équilibrer un peu le lynchage, en reproduisant des extraits d’articles cette fois favorables à mes œuvres, à mon physique avantageux, à mon thorax, à mes films, à mon intelligence moins débile qu’on veut bien l’affirmer encyclopédiquement, mais peine perdue : chaque fois Wikipédia ôte les nouveautés positives, raye, biffe les apports sympathiques, les extraits bénéfiques, les descriptions positives. Il y a des petits policiers, minuscules parfaitement, qui derrière leur écran veillent à ce que je reste un paria, un nullard, un chien, un haï, un haineux. Ils sont tapis dans l’ombre et ne supportent jamais qu’un article élogieux vienne gâcher leur fête haïssante et vile (…) »
Le cinéaste conclut en expliquant qu’il entend faire un procès à Wikipédia. Ses dernières phrases enfoncent le clou, au risque de perdre toute notion de mesure :
« La Gestapo numérique est là. Gestapédia. Le fascisme numérique est arrivé. Ca ne se passera pas. Pas comme ça. »
Pourtant si l’on consulte la page Yann Moix de Wikipedia (en juillet 2013), le texte relatif à ce personnage médiatique est globalement mesuré. L’essentiel de la fiche se contente d’énoncer des faits relatifs à son œuvre littéraire et cinématographie. C’est avant tout la section ‘Réception de son œuvre’ qui prend parti, mais avec force nuances :
« Le travail de Yann Moix soulève des critiques très contrastées. Parmi les critiques favorables, François Busnel a écrit dans L'Express queJubilations vers le ciel était ‘un des plus grands premiers romans du vingtième siècle’. Pour le magazine Lire,Mort et vie d'Edith Stein a révolutionné un genre aussi suranné que l'hagiographie. Pour Le Figaro Magazine, Cinquante ans dans la peau de Michael Jackson est un livre ‘zébré d'intuitions parfois réellement géniales’. Quant à Panthéon, il a été élu par Paris Match parmi les dix romans (avec notamment Plateforme et les Bienveillantes) qui ont ‘donné une empreinte française au nouveau siècle’. Le Point le compare à Tarantino et le Figaro voit en lui un novateur. Mais Télérama le considère comme un ‘écrivain médiocre et mauvais cinéaste’, La Voix du Nord évoque un ‘écrivain qui parle beaucoup pour ne rien dire et manque cruellement de classe’ et Les Inrockuptibles ne voient en lui qu'un ‘arnaqueur’ avec ‘ces articles vains, écrits en cinq minutes, mais qui paraissent déguisés en livres’. Son film Cinéman est sans doute, à ce jour, son œuvre la plus critiquée par la presse. »
Pas de quoi fouetter un chat. Cela étant dit, qu’en était-il le 24 mai 2010 au moment où Moix a rédigé son pamphlet ? Et bien, Wikipedia permet de le savoir, car ce site conserve un historique de toutes les modifications effectuées sur une page et aussi les propositions de modifications qui ont pu être refusées. Cette conservation de chaque version fait partie des règles édictées dès les premières heures pour cette encyclopédie du Web.
À titre d’exemple, l’article relatif à la relativité générale d’Einstein a été révisé 3 615 fois[2] et nous pouvons même apprendre qu’il y a eu en moyenne 1 révision par jour[3]. Cela soulève d’ailleurs quelques interrogations :
Nous pouvons au moins en déduire une caractéristique peu habituelle quant à cette encyclopédie. Qui aura consulté la page sur la relativité générale le 24 mars n’aura pas forcément lu la même fiche que celui qui ou celle l’aura consulté le 10 avril. Telle est la nature de Wikipédia et nous ne sommes pas au bout de nos surprises.
Observons quelle a été l’évolution sur la page de Moix[4]…
La page Yann Moix a été créée le 7 avril 2006 à 23:59 et sous cette première forme, elle était à la fois brève et d’une neutralité absolue, se contenant d’énoncer sa bibliographie et filmographie (qui se résumait alors à un seul film, Podium).
Durant plusieurs mois, cette page ne subit que des modifications ultra légères, sans conséquence, comme l’ajout d’un deuxième film, Cineman, le 6 septembre, à 11:17 ou encore la mention du Prix Goncourt obtenu en 1996, qui fait son apparition le 15 janvier 2007. Voir la fiche s’enrichir peu à peu ainsi amène à voir comment Wikipedia peut se bonifier au fil du temps, par les apports des uns et des autres.
À partir du 15 février, la fiche de Yann Moix s’allonge considérablement et s’apparente de plus en plus à véritable dithyrambe. C’est un anonyme ayant l’adresse IP 81.64.234.77 qui a enrichi la description. Moix est à présent décrit comme ‘l’un de nos meilleurs écrivains actuels’ et l’on peut lire ceci:
« Cette oeuvre semblable à nulle autre est en effet appréciée par de très nombreux ‘moixiens’ fanatiques. Des écrivains comme Patrick Besson ont pu voir en Yann Moix un véritable ‘génie’. »
Au fil des jours, la louange s’allonge et cette dernière phrase devient :
« Des écrivains comme Bernard-Henri Lévy, Jean-Paul Enthoven ou encore Patrick Besson ont pu voir en Yann Moix un véritable ‘génie.’ »
Une phrase est ajoutée le 23 février pour indiquer que malgré cela, Moix demeure quelqu’un de modeste. Elle va bientôt être supprimée et à vrai dire, on sent monter une certaine nervosité au niveau de certains administrateurs. Il semble en effet que le zélateur de Yann Moix en fasse un peu trop. Le 11 mai 2007 un anonyme ajoute cette phrase :
« Le journaliste et écrivain Anthony Palou a pu voir en Moix le "Frank Zappa de la littérature française’ ».
Un jour plus tard, un nouvel éloge vient s’empiler :
« ‘Si j'étais écrivain, je serais Yann Moix’ a dit le philosophe Michel Onfray. »
Plus les semaines passent et plus la fiche s’apparente à un panégyrique, qui aurait été rédigée par un fan inconditionnel, un chapelet de superlatifs qui ne s’apparente plus vraiment à une fiche encyclopédique.
Le 6 septembre 2007, un administrateur du nom de Lechat poste un avertissement en début de la fiche de Yann Moix :
« PUB
Le ton de cet article ou de cette section est trop promotionnel ou publicitaire.
Modifiez l'article pour adopter un ton neutre ou discutez-en. »
L’avis de Lechat paraît avisé : la page est devenue presque écoeurante tant elle apparaît comme une glorification excessive, dépourvue d’objectivité, une description qui serait à sa place dans une page de fan, mais pas dans une encyclopédie censée se concentrer sur les faits.
Le 16 septembre 2007, une nouvelle fiche apparaît dans Wikipédia, classée par rubriques et bien plus sobre. Toutes les phrases zélatrices ont été supprimées. Nous avons alors une fiche encyclopédique digne de ce nom, présentant une suite de faits.
Pourtant le 16 décembre, une remarque est ajoutée par un anonyme et elle laisse apparaître une certaine animosité envers le réalisateur :
« En raison de son attitude odieuse pendant le tournage de Cinema, il a été entarté et a très mal réagi lors de la soirée de fin de tournage à Bruxelles le 15 décembre 2007. »
Deux minutes plus tard, cette phrase est supprimée par un administrateur du nom de Nicholas Ray. Six mois s’écoulent. Soudain, le 11 mai 2008 à 12 :37, les phrases élogieuses qui avaient disparu refont leur apparition :
« considéré par beaucoup comme un génie », « son premier roman est considéré comme l'un des plus grands premiers romans du 20e siècle », etc.
Le texte fait alors l’objet de discussions entre plusieurs administrateurs qui le modifient ici et là, les éloges demeurant toutefois présents. Et puis, ce même jour, la fiche commence peu à peu à s’allonger démesurément avec un luxe de détails. C’est un internaute dont l’IP est 82.123.49.231 qui enrichit la fiche au fil des heures. La fiche redevient un panégyrique et s’apparente parfois même, un CV :
« Il a en outre fait l'acteur pour Jean-Pierre Mocky et est de plus en plus sollicité par les réalisateurs pour jouer la comédie. »
La page Wikipédia de Yann Moix demeure sous cette forme, particulièrement élogieuse, durant plusieurs mois. Et puis, en mai 2009, les hostilités démarrent. Un internaute s’est permis de remplacer le sous-titre ‘Biographie’ par celui-ci : ‘Wikipravda’. Sa blague ne demeure en ligne qu’une minute. Une dizaine de minutes plus tard, le farceur récidive et indique à présent comme sous-titre ‘Biographie subjective’. À présent, ce sous-titre reste en ligne durant plusieurs mois. La mention ‘subjective’ n’est enlevée qu’en septembre par un dénommé Nguyend qui indique :
« ‘subjectif’ n'a pas lieu d'être dans une encyclopédie ».
Toujours incroyablement élogieuse à l’égard de l’artiste, la page continue néanmoins de s’enrichir des faits de gloire de l’intéressé.
C’est à partir du 1er novembre 2009 à 17 :09 que les relations paraissent devenir conflictuelles entre zélateur(s) et administrateurs. Un contributeur du nom de Xxxxx a jugé opportun de compléter la filmographie de Yann Moix par des jugements qui contrebalancent le caractère excessivement flatteur de la biographie.
« Son film Cinéman, avec Franck Dubosc, Pierre-François Martin-Laval et Lucy Gordon, sort en octobre 2009. La réception critique du film est désastreuse. Le Monde décrit un film ‘dépourvu de liant et de dramaturgie’. France Info déplore ‘l’absence de scénario’, Télé 7 jours ‘une suite de saynètes artificielles et gentiment indigestes’. Le Nouvel Observateur dénonce ‘un jeu de massacre’, dans lequel ‘les gags sont ratés et la postsynchronisation déraille sévèrement’. L'Express relève le problème de post-synchronisation, le jeu outré de Franck Dubosc et l'absence de rythme. Le critique de Télérama est ‘juste navré ou accablé ou dépité ou en colère ou dégoûté devant l'ineptie générale et le filmage à la truelle qui va avec’, ne se souvenant pas ‘avoir vu un film aux couleurs aussi laides, techniquement aussi faible, au point qu'on le croirait doublé, et mal doublé’. Les Inrockuptibles parle d'un bâclage, et souligne ‘la débilité intrinsèque de son histoire, l’absence de rigueur absolue de son récit, qui a dû être écrit dans un état de semi-conscience’. La Voix du Nord évoque un film qui ‘transpire l'humour gaulois, celui qui sent fort le rance’. Le Journal du dimanche parle d'un ‘massacre’, ‘prétentieux et insupportable’. »
Xxxxx revient à la charge à plusieurs reprises complétant son pugilat par d’autres détails.
Le 7 novembre à 19 :52, un administrateur du nom de Wikinade se livre à une refonte importante de la fiche. Si les dithyrambes disparaissent de la fiche, les contributions acerbes de Xxxx sont fortement réduites, et regroupées dans deux rubriques l’une intitulée ‘Critiques’ et une autre, ‘Critiques sévères’.
Il semble pourtant que l’heure de la foire d’empoigne a sonné. Le 14 novembre à 2 :16, un internaute référencé comme 83.202.11.187 supprime les parties critiques de la fiche. Celles-ci sont presque aussitôt rétablies. Elles sont enlevées à nouveau par 83.202.11.187, puis restituées, à nouveau supprimées et alors rétablies par Xxxxx, une heure plus tard.
À présent, le dénommé Xxxxx se déchaîne et la partie ‘Critiques sévères’ en vient à enfler à son tour. À 7 :17, un administrateur du pseudonyme Deansfa publie une mention en début de fiche intitulée ‘Désaccord de neutralité’ et invite la communauté à trancher. Xxxxx en vient alors à supprimer la majeure partie de ses critiques et il semblerait que l’affaire serait réglée. Pourtant, 83.202.11.187 en vient à faire du zèle et cette fois, efface la quasi totalité des critiques. Le lendemain, ces critiques sont rétablies et l’intervention de 83.202.11.187 est qualifiée de ‘vandalisme’.
Le 19 novembre, un anonyme intervient à nouveau, sous un nouvel IP cette fois, 83.202.62.171 pour à nouveau ôter les critiques. Peine perdue, dès le lendemain Xxxxx les replace. À présent, il semble que ces deux là se cherchent mutuellement et que le ton monte.
Et puis, surprise, le 22 novembre, la longue fiche descriptive de l’œuvre qui avait longtemps disparu refait son apparition, même si les éloges trop appuyés en ont été ôtés. La partie Critique démarre par cette phrase nuancée :
« Le travail de Yann Moix soulève des critiques très contrastées. Le Point le compare à Tarantino et le Figaro voit en lui un novateur, de même que la critique de cinéma Elisabeth Quin. »
Le 2 février est une date cruciale. Il semble désormais que certains aient pris le réalisateur pour cible et plusieurs versions de la page se succèdent inlassablement, avec des modifications très vite annulées mais et certaines pour le moins surprenantes.
Ainsi à 13 :15, la fiche démarre ainsi :
« Yann Moix est un écrivain rasciste et aigri ».
Cette version demeure en ligne durant près d’une demi heure.
Une heure plus tard, le dénommé Wikinade, déjà intervenu 4 mois plus tôt, revient pour, comme il le dit « mettre un peu de ménage ». Peine perdue, la mention ‘intolérant et raciste’ vient à présent débuter la page mais ne demeure présente que brièvement, pour être remplacée par une description allongée et flatteuse. Wikinade revient mettre bon ordre. À 17 :16, une contribution se montre fort acide sur le style littéraire de l’écrivain. Wikinade la supprime en indiquant :
« Wikipédia est une encyclopédie et n'a pas à relayer ce type de propos ».
Pourtant, certains ajouts deviennent de plus en plus ahurissants :
« Yann Moix-Abitboul est un pseudo-écrivain » écrit l’un, une contribution rapidement censurée.
Les additifs et suppressions se succèdent d’heure en heure, jour après jour, sans discontinuer. Le comble est atteint le 4 mars 2010 à 13 :46 lorsqu’un internaute ajoute ceci dans la partie ‘Critiques’ :
« Le travail de Yann Moix soulève la queue de certain homosexuel. Le point le compare à tatayoyo[réf. nécessaire] et le Figaro voit en lui un bb raleur[réf. nécessaire]. »
Heureusement, cette facétie ne demeurera en ligne que 5 minutes.
Abrégeons les choses pour en arriver au 24 mai 2010, ce fameux jour où Moix a rédigé et rendu publique sa diatribe anti-Wikipédia. Depuis plusieurs semaines, une rubrique ‘Polémique’ a fait son apparition, s’est vue effacée, replacée, en un étrange ballet. Cette rubrique sévère est présente le 23 mai et le fameux Xxxxx, qui ne semble porter Moix en son coeur, a été le dernier à y contribuer. Elle ne fait pourtant que citer de réelles polémiques soulevées par l’auteur notamment à propos de la Suisse qu’il insulte dans son dernier livre, La Règle du Jeu. Etrangement, la page en question ne cite aucunement Les Echos cons du Québec et comporte certaines parties élogieuses, mais elles sont devenues minoritaires.
Alors, qu’est-ce qui a pu pousser Moix à ‘craquer’ ainsi ? Il semblerait plutôt qu’on ait pu tenter à plusieurs reprises d’influencer la tonalité de sa fiche, que le caractère un peu trop élogieux ait fâché certains et que la balance ait fini par pencher du mauvais côté.
Le tout donne parfois l’impression d’une joyeuse anarchie si ce n’est que de temps à autre, un administrateur comme Wikinade tente de modérer le tout.
Cela se passe ainsi sur le territoire de Wikipédia…
Cette réalité d’une information mouvante, capable de varier du tout au tout d’un instant à l’autre pose souci. Wikipédia est devenu, que cela plaise ou non, l’encyclopédie de référence du Web.
S’il est légitime de s’interroger sur le bien fondé de cette encyclopédie, c’est parce qu’il s’agit désormais de la source principale d’information des internautes, et notamment des lycéens et que son contenu est généralement considéré comme valide.
À la fin de l’année 2012, Wikipédia apparaissait comme le 7ème site le plus visité en France avec 20 millions d’utilisateurs uniques par mois et 800 000 pages vues par heure. Il apparaissait aussi comme le 1er site culturel. Le site français recense 1,1 millions d’articles.
La fiche de Wikipédia est souvent la première réponse donnée par Google à une requête quelconque. Sur une question donnée, le moteur de recherche propose très rarement l’accès à l’Encyclopædia Universalis (certes payante) ou aux pages du Larousse en ligne (qui pour sa part est gratuit). Il existe aussi une encyclopédie gratuite de qualité gérée par un journaliste scientifique, Serge Jodra, et nommée Imago Mundi. Microsoft a pour sa part cessé de proposer son encyclopédie Encarta en ligne, dont le niveau de qualité était incontestable. Difficile de se battre contre un service gratuit…
Faites l’essai en tapant une requête comme ‘Berlioz’, ‘La Voie Lactée’, ‘batraciens’ ou autre sur le moteur de recherche Google. C’est à chaque fois la fiche Wikipédia qui nous est proposée en tout premier. Les fiches d’Imago Mundi ou du Larousse n’apparaissent pas sur la première page des réponses. Il faut souvent parcourir de nombreuses pages avant de trouver la fiche gérée par le Larousse, une édition pourtant créée en 1852 et qui a fait la preuve de son sérieux.
Diverses études ont montré que la majorité des internautes ne vont pas au-delà de la première page de résultats de Google. À titre d’exemple, une enquête de Jupiter Research a fait ressortir que 62 % des internautes n’allaient pas au-delà de la 1ère page de Google et 23 % ne regardaient que le début de cette 1ère page !
Pour quelles raisons, la page Wikipédia nous est-elle proposée par Google comme parole d’Evangile sans qu’il soit aisé de choisir une alternative ? Puisque la majorité des internautes risquent de consulter cette page, quel est son niveau de fiabilité ?
Celui qui tombe sur une page Wikipédia à un moment donné ignore les échanges cités plus haut et pourrait avoir l’impression que ce qu’il lit à cet instant ‘t’ est vrai. Ainsi, selon les versions, Yann Moix a été présenté comme français ou suisse avant qu’il apparaisse que la première proposition était la bonne. Sur cette encyclopédie, la fiabilité est donc une notion mouvante.
Tel est certes l’esprit de Wikipédia tel que l’a conçu son initiateur, Jimmy Wales. Son hypothèse, généreuse, est qu’une erreur ne demeura pas éternellement en ligne. Tôt ou tard, quelqu’un viendra la corriger. Nous obtenons donc une encyclopédie dans laquelle, virtuellement n’importe qui peut théoriquement écrire n’importe quoi, le temps jouant en la faveur de la véracité.
Aujourd’hui même, rien ne vous empêche d’aller sur la fiche de Madonna et de prétendre qu’elle serait une transsexuelle. Votre ajout ne demeurera sans doute en ligne que durant quelques minutes. Toutefois, cela pourrait être suffisant pour qu’un autre site reproduise cette information sans l’avoir vérifiée.
Comme nous le verrons plus loin, à défaut d’être parfaite, Wikipédia maintient tout de même un niveau général qui est loin d’être médiocre. Plus étonnant encore, si l’on en croit une étude de Nature portant toutefois sur un échantillon restreint, globalement, ce niveau ne serait pas inférieur à celui d' encyclopédies officielles !
Il demeure que Wikipédia est contestée. Si la diatribe de Yann Moix peut sembler hors de propos, certains assènent des arguments plus pointus et documentés que l’on pourrait résumer ainsi : l’encyclopédie serait tombée entre les mains d’une nombre réduit d’administrateurs anonymes qui feraient la loi, et parmi ceux-ci, figureraient des individus peu recommandables.
Autant le dire, dans la mesure où j’ai écrit des ouvrages de référence sur le jeu vidéo ou sur des personnalités comme Steve Jobs ou Bill Gates, je contribue moi-même de temps à autre à des pages Wikipedia depuis des années. Lorsque certaines propositions que j’ai apportées ont été contestées ou effacées, la relation avec les administrateurs a été le plus souvent cordiale et non conflictuelle, et des solutions satisfaisantes ont pu être trouvées. Parfois, la suppression d’une de mes interventions m’a semblée brusque, mais jamais au point de m’offusquer. Il y a moyen de communiquer et globalement, cela se passe toujours bien.
Il demeure que, dans le cadre de ce livre, j’ai recueilli de nombreux témoignages moins nuancés. Certains contributeurs auraient-ils abusé de Wikipédia à un moment donné, cherchant à en exploiter la réputation pour se donner le beau rôle au risque de voir la situation se retourner à leur détriment ? Ont-ils fait l’objet d’un abus de pouvoir de la part de certains administrateurs qui les auraient empêché de s’exprimer librement ? Tentons d’y voir plus clair.
Si l’on tient à la sphère française du Web, il apparaît que Wikipédia compte deux pourfendeurs essentiels. Le premier s’appelle Alithia, il se présente comme un professeur de philosophie et a longtemps géré le blog ‘Observatoire de wikipedia, le mythe de la neutralité [5]’, dénonçant ce qu’il décrit comme « une encyclopédie, sans spécialistes ni vérification d'experts où chacun peut écrire ce qu'il veut sous anonymat : une pseudo-encyclopédie où prospèrent la propagande et l'irrationnel. »
Depuis la fin 2012, c’est un autre internaute prénommé Marc qui gère le blog Wikibuster - Les dessous de Wikipédia [6] et recense régulièrement ce qu’il considère comme les abus des administrateurs de cette encyclopédie. Marc, alias Wikibuster – il ne souhaite aucunement que son nom de famille soit publié, ce que nous avons respecté – a bien voulu servir d’éclaireur en la matière.
Les faits sont rarement noirs ou blancs. Ce qui pourrait certes surprendre, c’est la façon dont un administrateur peut parfois éconduire un internaute qui a proposé une page, le ton employé ou la forme un peu brusque, davantage que les motifs invoqués.
Ainsi, le tout premier billet publié par Wikibuster le 30 novembre 2012 relate les déboires d’un internaute anonyme qui, depuis l’IP 208.50.97.230 a voulu, le 11 août 2011 créer un article sur l’industriel Max Marchaps, ‘un industriel à qui l’on doit des millions de cartes à puce plastifiées.’. Excessivement élogieuse, la page avait certes des allures de publicité déguisée.
L’article a été créé à 11 heures 20 et deux minutes plus tard, un administrateur ayant pour surnom ‘Coyote du 86’ l’a supprimé, laissant entendre qu’elle relevait du ‘bac à sable’, ce qui dans l’argot Wikipédia, signifie qu’il ne s’agit pas un essai digne de figurer dans l’encyclopédie. Il s’en est suivi, comme dans le cas de Moix, d’une série de re-créations suivies de suppressions et des échanges entre 208.50.97.230 et Coyote du 86, avec une tonalité qui évoque parfois une cour de récréation :
- Je ne suis aucunement un débutant
- Votre article n’est pas admissible – Marchaps n’a que 200 références Google.
- Combien faut-il de références Google pour être admissible ?
- Donnez nous des sources.
- Je m’étonne qu’il faille demander la permission pour créer une page, si je m’en réfère aux fondements énoncés par Jimmy Wales, le fondateur de Wikipedia, comme quoi n’importe qui pourrait créer et modifier librement un article.
Des échanges de messages s’ensuivent et laissent apparaître une situation de blocage. Puis, un autre administrateur se joint au débat et indique qu’il faudrait pouvoir citer « un ouvrage de référence reconnu, des travaux universitaires »…
Plus étonnant, remarque Wikibuster, cette page de discussion a finalement été effacée de Wikipédia[7], ce qui serait contraire à ses principes, mais le responsable de ce blog pamphlétaire se targue d’en avoir conservé copie.
Clairement, une encyclopédie se doit d’être ‘modérée’ comme on dit dans le jargon Internet. En d’autres termes, si n’importe qui peut écrire n’importe quoi, il est sain que d’autres puissent amender ou rectifier ce qui est nécessaire de l’être. Toutefois, sur quel critère est on considéré un administrateur ou tout du moins comme une personne à même de supprimer les contributions d’autres ?
D’autres questions plus fondamentales émergent. Qui dirige Wikipedia ? Pourquoi, ce qui était censé être une encyclopédie libre subirait-il le contrôle apparent de certains ? Qui a le pouvoir et qui ne l’a pas ? Qui peut s’arroger le droit de juger des contributions des autres ? Qui opère ou non une censure ? Et quid de l’influence qui aurait été acquise par ce que l’on appelle sur Internet les ‘trolls’ - ce nom désigne des individus qui, sur les forums ou dans certains jeux en ligne, se plaisent à provoquer les autres, à donner libre cours à leur agressivité. Y aurait-il des trolls dans Wikipedia ?
La française Florence Devouard a été la présidente au niveau mondial de la fondation Wikimédia (qui gère cette encyclopédie) durant deux ans. Selon elle, cette encyclopédie ‘libre’ est gérée selon des principes précis :
« Grâce à la licence libre :
1) L’encyclopédie Wikipédia peut être consultée par tout un chacun.
2) Le processus éditorial est totalement transparent.
3) Le contenu est modifiable par tous, sur le site ou ailleurs.
4) tout le monde peut redistribuer le contenu de Wikipédia, sur Internet ou sur toute autre plateforme ou support sans avoir à demander d’autorisation, y compris dans le cadre d’une activité commerciale. »
Or, prétendent certains, il y aurait loin de la coupe aux lèvres.
Pour mieux comprendre comment la présente situation s’est développée, remontons le fil du temps…
À l’origine du projet se trouve Jimmy Wales. Cet homme d’affaires américain a fait fortune dans le domaine de la spéculation sur les variations des taux d’intérêt et taux de change. Selon ce qu’a rapporté le magazine Wired, il aurait alors déclaré avoir gagné suffisamment d’argent pour pouvoir faire vivre son couple durant le reste de son existence. À partir de 1996, Jimmy Wales dirige la société Bomis.com qui vend de la publicité sur Internet et gère divers sites dont l’un diffuse des images érotiques et pornographiques.
Le 9 mars 2000, Jimmy Wales ouvre Nupédia, un projet d’encyclopédie libre. Larry Sanger est embauché comme rédacteur en chef de cette mouture moderne de l’œuvre jadis accomplie par Diderot et d’Alembert.
« J’étais sur le point de terminer mon Doctorat de Philosophie, » raconte Larry Sanger. « Or, Wales était à la recherche d’un philosophe ou d’un historien pour mener. Il me connaissait et respectait le travail d’organisation de gens en ligne, que j’avais effectué depuis 1994. »
En tant que rédacteur en chef, Larry Sanger se voit chargé de monter un comité éditorial, recruter des auteurs, et définir les processus de validation puis de publication des articles.
À l’origine, les deux compères ambitionnent de réaliser une encyclopédie dont la qualité serait comparable à celle des ténors du genre.
« Si mes souvenirs sont bons, » raconte Sanger, « il me semble que nous demandions aux gens d’avoir au minimum une licence universitaire avant qu’il leur soit possible d’écrire un article sur Nupedia. »
Quelle peut être la motivation pour ceux qui distillent ainsi leur savoir sur Nupedia – ils ne sont aucunement rémunérés ? Outre la volonté de partager leurs connaissances, ils se trouvent qu’ils peuvent apposer leur signature au bas de leurs écrits et que cela va donc contribuer à leur notoriété. Pourtant, si les contributeurs potentiels sont nombreux, ils sont rebutés par la difficulté de la procédure à suivre.
« Un grand nombre de gens étaient emballés par ce projet. Toutefois, nous avions du mal à les faire démarrer. Nous avions mis un point un système éditorial ouvert mais dont nous voulions garantir la fiabilité. Il en résultait un travail excessif pour la plupart des volontaires. Ils peinaient à arriver jusqu’au bout. »
C’est un programmeur du nom de Ben Kovitz qui affirme avoir eu le premier l’idée d’un wiki – outil permettant à plusieurs internautes de collaborer sur un même site Web.
« Ben était un ami à moi, » reconnaît Sanger. « Nous nous sommes connus par le biais de listes de diffusion sur la philosophie vers le milieu des années 90. »
Ben Kovitz va jusqu’à indiquer la date et le lieu où cela s’est produit :
« Le 2 janvier 2001, j’ai dîné avec Larry Sanger au restaurant mexicain 1932 Grand de San Diego. Nous avons évoqué les progrès accomplis sur Nupedia depuis notre dernière conversation. Nous n’avions pas encore reçu beaucoup d’articles mais Larry était optimiste quant au futur de Nupedia. Il souhaitait toutefois que cela aille plus vite. Je lui ai parlé d’un outil qui permettait une mise à jour rapide en collaboration : un wiki. Larry n’en avait jamais entendu parler et donc je le lui ai expliqué en long et en large.
Je lui ai suggéré d’ouvrir ce wiki au grand public et que chaque mise à jour apparaisse immédiatement sur le site, sans révision. Plutôt que d’essayer d’empêcher les erreurs et parti-pris, j’ai dit qu’il fallait ouvertement les inviter, tout en faisant en sorte qu’il soit facile pour d’autres de les corriger.
Je lui ai aussi expliqué que sur les wikis, il n’existe pas d’articles ‘achevés’ - on y trouve d’interminables conflits. Toutefois, cela pouvait amener un contenu plus riche que si nous demeurions prudents.
Larry Sanger a soulevé certaines objections. Est ce que certains n’allaient pas vandaliser le site ? Je lui ai dit oui, mais que d’autres pourraient réparer ce vandalisme. Est ce que des idiots complets n’allaient pas inscrire des descriptions honteusement fausses et biaisées des choses, juste pour soutenir leurs visées idéologiques ? Là encore j’ai dit oui et ajouté : ‘d’autres idiots pourront supprimer ces choses ou les bonifier’.
Larry n’a pas été totalement convaincu par mes réponses. Toutefois, il a trouvé positif que le concept des wikis puisse accélérer le processus d’édition et il était impatient de l’essayer. »
Sanger confirme qu’il a effectivement estimé qu’il y avait là un moyen d’impliquer davantage de gens dans Nupedia. Le soir même, il a appelé ‘Jimbo’ (Jimmy Wales) chez Bomis et a laissé un message sur son répondeur afin d’exposer cette idée. Jimbo a rappelé une demi heure plus tard et au sortir de la discussion, a donné son feu vert pour un wiki.
Le mercredi 10 janvier 2001 à 12 heures 50, Larry Sanger poste un message sur le forum de Nupédia[8], intitulé ‘Créons un wiki’ :
« J’aimerais ajouter une caractéristique à Nupédia.
‘Wiki’ est un mot qui vient du Polynésien ‘wikiwiki’. Il désigne des séries de pages Web que chacun peut publiquement mettre à jour. Prenons un exemple. Je démarre une page et j’écris ce que je veux sur ce sujet. N’importe qui (oui, absolument n’importe qui) peut alors venir et modifier mon texte comme il le désire.
Réaliser un wiki pour Nupedia est facile, cela peut être en fait en dix minutes (selon nos essais).
Les wikis peuvent être mis en place presque instantanément, ils nécessitent très peu de maintenance, et le risque est très faible. Ils sont à même d’amener vers nous énormément de contenu. Je ne vois donc que peu d’inconvénients à cette formule.
Quelqu’un a-t-il une objection à cette expérimentation ?
Larry »
7 jours plus tard, Larry Sanger poste un nouveau message dans lequel il exhorte les membres du forum à bien vouloir placer un premier article dans le wiki. Pour la première fois, il utilise le terme ‘Wikipedia’.
Ainsi donc, il y avait au départ deux projets :
« Un grand nombre des premiers ‘Wikipediens’ sont venus de Nupedia, » confirme Sanger. « Nous avions planifié d’intégrer les deux projets, mais ces plans ont peu fonctionné. »
À cette époque, la référence en matière de savoir demeure l’Encyclopædia Britannica, une institution dont la première édition remonte à 1768. Or, au cours du mois de juillet 2001, l’Encyclopædia Britannica annonce que désormais, sa consultation en ligne sera payante - 5 dollars par mois. La bulle Internet a explosé depuis plus d’un an et l’économie du Web est exsangue. Un porte-parole de Encyclopædia Britannica a donc expliqué que ‘l’économie du modèle tout-gratuit a changé’. Une façon élégante de dire qu’elle n’a plus cours.
Pour l’occasion, Larry Sanger rédige une profession de foi contre les formules payantes pour le site d’information technologique Kuro5hin intitulé ‘Britannica ou Nupedia ? Le futur des encyclopédies’
« L’Encyclopedia Britannica et autres encyclopédies propriétaires seront obsolètes d’ici une dizaine d’années - étriqués, pas à jour, hors sujet - en comparaison avec Nupedia, Wikipedia et les autres travaux de références libres en cours de développement.
Si quelqu’un demande de payer pour du contenu de qualité, les utilisateurs, n’étant pas stupides, chercheront ailleurs un contenu comparable. Il est probable qu’ils le trouveront, étant donné le nombre de producteurs de contenus sur Internet. Un universitaire, un passionné d’un sujet, un journaliste va chercher à éduquer le public. Comme n’importe qui, ils ont un désir naturel de communiquer et enseigner.
Certains pourraient arguer que cet argument ne s’applique pas à une encyclopédie. La réalisation d’une encyclopédie nécessite un effort que les gens ne seraient pas prêts à consentir sans une incitation financière.
C’est là que Nupedia et Wikipedia entrent en scène. Ce sont des encyclopédies libres.
En janvier 2001, les dirigeants de Nupedia ont découvert le logiciel WikiWiki et ils ont immédiatement perçu qu’il pourrait servir à créer une encyclopédie que nous avons appelée Wikipedia.
Sur un site Web wiki, n’importe qui peut regarder et mettre à jour n’importe quelle page. Une trace des mises à jour est conservée dans un journal qui indique les ‘changements récents’. Si un vandale tente de saccager une page, la copie antérieure est immédiatement restaurée.
En janvier dernier, les responsables de Nupedia ont donc créé une encyclopédie wiki et ce qui s’est produit a été stupéfiant. Plus de 6 000 articles sont apparus au cours des six premiers mois d’existence de Wikipedia. La qualité comme l’expertise moyenne des participants se sont améliorées. Les ‘Wikipedians’ mettent à jour les articles des uns et des autres et donc, éprouvent un sens de responsabilité et de camaraderie.
Si Wikipedia continue de produire des articles au rythme de 1 000 par mois, d’ici sept ans, il aura accumulé 84 000 articles.
Les articles de Wikipedia ne cessent de s’améliorer et les experts ne sauraient manquer de le remarquer. Un article médiocre en 2001 est appelé à devenir un superbe article en 2002. »
Il reste à promouvoir cette initiative et la presse, d’abord très spécialisée va y contribuer. Le 4 septembre 2001, le MIT Technology Review (revue du M.I.T ou Massachusetts Institute of Technology, une célèbre université de Boston) ouvre ses colonnes à cette expérience dans un article intitulé ‘Libérez les encyclopédies !’ et portant comme accroche : ‘Vous avez envie d’écrire ? Un encyclopédie libre sur le Web accepte les contributions de
« Qu’est ce que Nicole Kidman a en commun avec le mathématicien Kurt Godel ? Tous deux ont des entrées dans Wikipedia, une encyclopédie sans contrainte sur Internet. Ses fondateurs espèrent révolutionner le monde ennuyeux des encyclopédies.
Ce qui fait la différence entre Wikipedia et Encarta, c’est que n’importe qui peut y contribuer.
Posons que vous êtes un expert dans les nombres de Fibonacci [suite de nombres dans laquelle tout nombre est égal à la somme des deux précédents]. Vous n’avez peut-être pas un diplôme universitaire couvrant ce sujet. Et peut-être n’avez-vous jamais rien écrit à leur sujet. Mais vous les adorez, vous les collectionnez, vous avez toujours voulu écrire quelque chose à leur sujet.
Wikipedia est votre chance. Il suffit de vous connecter et de commencer à écrire. Il n’est même pas nécessaire d’indiquer votre vrai nom. Attention, toutefois, d’autres ‘Wkipediens’ iront commenter ou même réécrire vos dires. »
Si le MIT Technology Review est une revue limitée au monde universitaire, un journal de diffusion plus considérable va mettre en avant Wikipédia le 20 septembre 2001. Il s’agit du New York Times. Signé par Peter Meyers, l’article porte le titre : ‘Soucieux des faits ? Amateur de communauté ? Ce site vous veut’. En voici quelques extraits :
« Wikipedia est un endroit où une petite centaine de volontaires ont travaillé depuis janvier en vue de compiler une encyclopédie libre. Jusqu’à présent, leur travail consiste en quelques 10 000 entrées allant de Abba jusqu’à zygote. Ce qu’ils ont accompli laisse à penser que le Web peut être un environnement fertile, dans lequel les gens travaillent côte à côte, en bonne entente.
Cela vient du fait que les Wikipediens peuvent contribuer à l’encyclopédie, mais aussi mettre à jour librement les entrées venant d’autres auteurs. Bien que cela puisse sembler être un appel à l’anarchie, la quête d’une connaissance commune semble avoir prévalu jusqu’à présent.
‘Il semble exister chez les volontaires un consensus sur ce que doit être un article d’encyclopédie,’ explique Jimmy Wales, le co-fondateur de Wikipedia et président de Bomis
Wales cite une entrée sur Bill Clinton comme exemple de la possibilité de produire un consensus malgré des opinions divergentes.
‘Que vous l’aimiez ou non importe peu,’ dit Mr Wales. ‘Un article d’encyclopédie sur Clinton doit s’en tenir aux faits.’
Effectivement, l’entrée sur Clinton semble ne relater que des faits neutres concernant sa présidence.
Mr Wales assimile le processus consistant à éditer et repositionner des passages à de l’auto-guérison.
‘Je peux démarrer un article d’un paragraphe. Puis, un véritable expert va ajouter trois paragraphes et aussi nettoyer mon propre paragraphe,’ explique Larry Sanger, qui a fondé Wikipedia avec Mr Wales. ‘Puis, un autre expert va venir et changer le tout afin de produire quelque chose d’encore meilleur et aussi ajouter deux nouveaux articles qui aident à comprendre le mieux. Cela progresse constamment. ’
‘Jusqu’à présent, nous avons eu de la chance,’ dit Mr Wales. ‘Nous n’avons pas eu de cinglé qui soit tombé sur nous.’
Le projet a été remarquablement civique, en comparaison au ton injurieux que l’on rencontre souvent dans des forums de discussion. » n’importe qui.’
Tout au long de l’année 2001, Wikipedia n’apparaît que comme une ramification de Nupedia. Pourtant, certains s’interrogent : pourquoi Bomis entretient-elle ainsi deux encyclopédies, l’une semblant s’adresser aux élites et l’autre à ‘Monsieur Tout le Monde’ ? Le 30 octobre 2001, Jimmy Wales s’en explique officiellement dans un message adressé à plusieurs destinataires depuis Bomis.com.
« Nous avons démarré Nupedia en premier. C’est une encyclopédie de haute qualité mais le contenu produit demeure limité. Après une année de travail, Larry a eu l’idée d’utiliser un logiciel Wiki pour un projet destiné aux gens comme vous et moi, intimidés et ennuyés par le côté fastidieux de Nupedia.
Wikipedia est amusant et ‘addictif’ ;-)) »
La française Florence Devouard découvre le projet en décembre 2001.
« Après avoir vécu deux années en Arizona, j’étais de retour en France, à Clermont-Ferrand. J’avais acquis un bon niveau d’anglais. Comme j’étais une joueuse sur Internet, je fréquentais des forums de discussion sur le jeu vidéo. Un jour, j’ai conversé avec un canadien anglophone qui m’a signalé l’existence de Wikipédia – à l’époque, c’était tellement petit qu’on ne pouvait pas vraiment tomber dessus par hasard !
J’ai une formation d’ingénieur agronome avec une spécialité en biotechnologies. et, à cette époque, on parlait énormément des problèmes de bio-sécurité, suite aux événements du 11 septembre. Ce joueur m’a donc demandé si je pourrais écrire des articles sur ce thème dans Wikipédia. Il a eu beaucoup de mal à me convaincre.
J’ai néanmoins été mesure de participer à ce projet alors qu’il était encore très jeune. Nous étions encore relativement peu nombreux. Wikipédia était surtout géré par des anglophones. Rapidement, ce qui m’a intéressé était de voir comment il serait possible de faire croître ce projet. »
Florence Devouard se fait ainsi connaître de la communauté par sa volonté de contribuer à organiser Wikipédia.
« Je me baladais beaucoup parmi les communautés, j’aidais certains à faire leurs premiers pas. Je donnais des suggestions quant à la gestion de Wikipédia, je m’impliquais dans l’animation. J’ai semé de nombreux grains de pollens… »
Devouard acquiert ainsi la réputation d’une intervenante volontaire et disposée à apporter son concours…
Au moment où le premier communiqué de presse de Wikipedia est envoyé aux médias le 15 janvier 2002, il est indiqué que le projet accueille déjà plus de 20 000 articles. Jimmy Wales est présenté comme l’entrepreneur soutient le projet, notamment au niveau financier, tandis que Larry Sanger est présenté comme un philosophe, en charge du projet.
« SAN DIEGO. Le projet d’encyclopédie libre Wikipedia célèbre aujourd’hui son premier anniversaire.
Etant donné la nature du projet, on peut considérer comme remarquable qu’un grand nombre d’articles soient d’une qualité raisonnable. Le projet a attiré un grand nombre de contributeurs bien éduqués, capables de bien s’exprimer.
Les participants surveillent attentivement la pages des ‘Changements récents’ explique Wales. ‘Ils mettent constamment à jour les travaux des uns et des autres. Il peut sembler surprenant que cela fonctionne aussi bien, mais c’est le cas.’
Près de 200 personnes travaillent quotidiennement sur le projet, de divers endroits du monde. Les organisateurs estiment que Wikipédia bénéficie de plus d’un millier de contributeurs. Le succès d’un tel projet ouvert est une énigme : comment autant de gens venant d’horizons divers peuvent-ils collaborer avec si peu d’erreurs ? Une seule règle : ‘pas de biais’. Il en résulte que l’interaction demeure relativement polie et productive. »
Pourtant, un mois plus tard, Jimmy Wales rédige une petite chronique où il laisse entendre que le climat ne serait pas aussi paradisiaque qu’il y paraît. Il évoque la présence de « certains agitateurs de tous bords » qui se refusent à reconnaître que « le consensus est contre eux » et la nécessité de mettre un point final à certains débats. Wales tranche alors : « Larry Sanger est l’arbitre final pour ce qui est du consensus. »
En parallèle, l’essor de Wikipédia engendre peu à peu la disparition de Nupédia :
« Nupedia s’est éteint du fait de notre négligence. Je n’avais plus assez temps pour travailler dessus en 2002. » explique Larry Sanger.
Pourtant, si Larry Sanger a acquis un statut d’arbitre, à même de trancher en cas de conflit, sa position est contestée en interne. Certains Wikipediens réclament sa tête. Florence Devouard évoque :
« des désaccords entre Wales et Sanger sur la politique éditoriale et une pression de la part de la communauté wikipédienne qui souhaitait prendre son futur en main. »
Peu avant le printemps 2002, un contributeur qui se présente comme ‘AnonymousDonor’ affirme que Larry Sanger aurait donné sa démission le 1er mars. Selon lui, le projet n’a désormais plus de leader unique, chacun en est désormais un leader.
Peu après, Erik Moeller, qui est présenté comme le nouveau directeur adjoint écrit un billet sur le site Kuro5hin où il confirme que Larry Sanger est parti de Wikipedia.
« Il peut être temps d’abandonner le concept d’un rédacteur en chef. Maintenant que Larry Sanger est parti, les propriétaires de Wikipédia devront vérifier si le projet accomplit sa transition vers une auto-régulation efficace et intervenir si nécessaire. »
Que s’est-il passé au juste ? Larry Sanger a sa propre explication : Bomis n’avait simplement plus les moyens de le payer…
« Bomis a perdu quelques gros contrats, dans le sillage de la crise des valeurs Internet. Ils ont dû licencier quelques unes des personnes embauchées depuis 2000, moi compris. Donc il n’y avait plus de leader, et Jimmy Wales n’a rien fait pour remplir le vide, » explique Sanger.
Dans la pratique, Sanger n’ayant pas été remplacé, Wikipedia se retrouve dépourvu de rédacteur en chef. À partir de là, l’intégralité du processus éditorial va être gérée par des bénévoles.
Bomis continue de prendre en charge les frais de fonctionnement du projet (essentiellement des frais d’hébergement et de bande passante).
« Indirectement, pendant deux années, ce sont la publicité et la vente d’images érotiques qui ont financé le fonctionnement de ce futur monument dédié à la connaissance ! » s’amuse Florence Devouard.
Si Larry Sanger ne fait plus partie des employés de Bomis, il continue de jouer un rôle clé dans le développement de ce site qu’il a co-fondé. Il demeure que peu à peu une distance se crée :
« Vers janvier 2003, je me suis senti dans l’obligation de présenter un ultimatum à Jimmy Wales : soit il faisait quelque chose à propos des ‘trolls’, ceux qui se comportent volontairement mal, et faisait quelque chose pour mieux accueillir les experts dans le projet, soit je prendrais définitivement mes distances avec Wikipedia », narre Sanger. « C’est ce que j’ai finalement fait. »
Jimmy Wales va lui-même marquer peu à peu son détachement envers son ancien rédacteur en chef. Si les trois premiers communiqués de presse de Wikipedia créditent Larry Sanger comme fondateur, à partir de 2004, Wales ne mentionnera plus son implication dans le démarrage de l’encyclopédie.
Le 20 juin 2003, Jimmy Wales crée la Wikimedia Foundation en Floride. Elle succède à Bomis en tant qu’hébergeur du site Wikipédia et propriétaire des noms de marque.
Organisation caritative, la Wikimedia Foundation reçoit pour mission officielle d’aider à développer un contenu éducatif sous licence libre et de le diffuser de manière globale. Elle est dirigée par un trio – Jimmy Wales et deux collègues, Tim Shell et Michael Davis, tous trois étant des cadres de Bomis – Tim en est le co-fondateur et Michael le comptable.
En parallèle Jimmy Wales a lancé le premier de ce qui va constituer une longue série d’appels à contributions. Les fonds vont affluer de toutes parts, signe d’un enthousiasme planétaire autour de ce projet.
Un an après sa création, en juin 2004, la Wikimedia Foundation organise une élection en ligne afin de renouveler le Conseil d’Administration. Il s’avère que la communauté n’apprécie pas que les trois dirigeants de la fondation soient des cadres de Bomis alors que deux d’entre eux n’interviennent aucunement dans Wikipédia.
« Jimmy Wales, nous le comparons souvent à la Reine d’Angleterre, » commente Florence Devouard. « Comme il ne travaille qu’avec des bénévoles, il ne peut se permettre de faire des choses que les gens n’aimeraient pas. C’est comme pour la reine Elizabeth : si elle fait quelque chose qui déplaît aux britanniques, cela provoque des remous ! »
Au sortir de l’élection, si Jimmy Wales demeure le président, la française Florence Devouard est élue vice-présidente aux côtés d’une britannique, Angela Beesley.
« Pourquoi moi ? Parce que j’osais l’ouvrir et qu’on me faisait confiance pour cela, » narre Florence Devouard. « De plus, j’étais française et les gens de la communauté ne souhaitaient pas que le projet demeure exclusivement anglophone. »
Comme le découvre Devouard, la fondation ressemble alors à une start-up. Elle dispose en tout et pour tout de 3 serveurs en Floride et d’un compte en banque. Pour elle qui habite Clermont-Ferrand et intervient comme bénévole – Devouard précise qu’elle a toujours opéré comme bénévole sans jamais percevoir le moindre centime de Wikipédia – cette montée en grade s’accompagne de responsabilités accrues.
« La Wikimédia Foundation n’a pas pour vocation de diriger Wikipédia. Notre rôle consistait à en assurer l’impulsion – indiquer des directions, des valeurs – et la protection. Nous avions également envie de faire connaître Wikipédia auprès des journalistes, des politiciens, des musées. Nous avons créé des associations locales. La France a eu la sienne dès 2004. »
Il est prévu que les membres de la fondation se rencontrent trois fois par an. Par bonheur, la toute première assemblée générale a lieu à Paris le 23 octobre 2004, à la Maison des Métallos.
C’est à cette occasion que Florence Devouard rencontre pour la première fois ses collègues, dont Jimmy Wales, qui pour la première fois de sa vie, est sorti des USA. Il est venu à Paris avec son épouse japonaise et sa petite fille de cinq ans.
L’encyclopédie évolue de mois en mois : une dizaine de langues européennes sont progressivement prises en compte. En 2005, pour la première fois, la fondation accueille un salarié : il s’agit d’un bénévole, un employé d’une université qui profite chaque jour de son trajet en train pour œuvrer à l’intention de Wikipédia. Il est jugé plus utile de l’embaucher à temps plein. Il n’en travaille pas moins à domicile car la fondation ne dispose pas encore de locaux.
C’est à partir de 2005 que Wikipédia commence à acquérir une forte notoriété, suite à de nombreuses mentions dans la presse internationale. C’est aussi durant cette année là que surgit le premier mini-scandale lié à la présence d’informations erronées et même parfois diffamatoires, certaines pouvant demeurer en ligne plusieurs mois avant d’être corrigées.
Ainsi, début octobre, John Seigenthaler, un journaliste à la retraite et ancien assistant de Robert Kennedy est alerté par son fils : sur une fiche de Wikipédia, il est accusé d’avoir participé à l’assassinat des deux frères Kennedy. Il est également raconté qu’il aurait vécu durant treize ans en Union Soviétique. Ces fausses données ont été publiés le 6 mai 2005 sur Wikipédia et n’ont pas été corrigées depuis.
L’affaire fait suffisamment de bruit pour obliger Jimmy Wales à réagir. Alors que les administrateurs de Wikipédia se sont réunis à Francfort en Allemagne, il déclare :
« Nous discutons en vue trouver un moyen de mieux protéger le contenu. Dans le même temps, nous devons faire le grand écart : d’un côté, garder notre modèle d’ouverture, de l’autre, nous prémunir contre les vandales. »
Pourtant, presque au même moment, le magazine scientifique Nature consacre un article à Wikipedia où il apparaît que l’encyclopédie libre s’en tire honorablement, à défaut d’être irréprochable.
42 pages Wikipedia ont été passées au crible par des experts. Il en ressort qu’en moyenne, chaque entrée contient en moyenne 3,9 erreurs ou omissions.
La surprise vient de ce que le même test a été opéré sur le contenu de l’Encyclopaedia Britannica. Or, le score de Nature a été de 2,9 envers cette institution.
Comme on peut l’imaginer, l’Encyclopaedia Britannica s’est insurgé contre cette mauvaise note, mais Nature n’a pas voulu en déroger.
Le message qui semble ressortir est que l’encyclopédie nourrie pas les internautes ne serait pas loin d’afficher un niveau similaire à celle de la référence du genre !
L’affaire fait suffisamment de bruit pour obliger Jimmy Wales à réagir. Alors que les administrateurs de Wikipédia se sont réunis à Francfort en Allemagne, il déclare :
« Nous discutons en vue trouver un moyen de mieux protéger le contenu. Dans le même temps, nous devons faire le grand écart : d’un côté, garder notre modèle d’ouverture, de l’autre, nous prémunir contre les vandales. »
Pourtant, ici et là, d’autres sons de cloche se font entendre. En France, le site Le Café Pédagogique qui traite de questions d’éducation déclare avoir longuement étudié Wikipedia tout au long de l’année 2005. Et de conclure que certains articles seraient inadmissibles de part leur imprécision historique[9] :
« Ainsi l'article ‘Philippe Pétain’ omet de rappeler la participation de Vichy à la Shoah mais insinue qu'il a défendu les juifs, ce qui relève d'une véritable falsification de l'histoire. Il estime que ‘la culpabilité de Philippe Pétain pendant la seconde guerre mondiale ne fait pas une totale unanimité’ et renvoie vers un seul site : celui d'une association pétainiste. »
Une autre anomalie liée au fonctionnement même de l’encyclopédie émerge – il semble parfois impossible de corriger une erreur particulière. Ainsi, Paul Duguid de l’Institut de l’information de l’université de Berkeley[10], indique qu’il a tenté en vain de le faire :
« En préparant un cours sur la ‘qualité de l’information’ je suis allé voir la page de Wikipédia sur Daniel Defoe. La date de naissance indiquée faisait problème (personne ne sait de manière certaine quand il est né), et j’ai donc changé le texte. Ma modification fut rapidement éliminée.
J’ai alors relevé une douzaine d’erreurs dans les premiers paragraphes, et entrepris de les amender. Ces interventions ont été considérées comme un acte de vandalisme et supprimées par une personne qui était, je crois, un expert de la ligne de bataille des navires pendant la guerre de Sécession, ou quelque chose de ce genre.
Les justifications apportées par ceux qui éliminaient mes corrections m’ont paru des plus bizarres. J’ai fait de cet incident un sujet pour mes étudiants. »
Duguid n’en estime pas moins que :
« Wikipédia est meilleure que la plupart de ses rivales en matière de culture populaire. »
Toutefois, cette question du pouvoir de décision quant à la justesse d’une page acquis par certains administrateurs commence à poindre ici et là. Elle va jusqu’à interpeller Le Monde. Le 14 octobre 2005, le journaliste Daniel Schneiderman propose une chronique intitulée : ‘Internet : qui noyaute Wikipedia ?’. Il exprime les inquiétudes que suscite « l'émergence possible d'un nouvel organe de référence parfaitement anonyme, et donc vulnérable à toutes les manipulations ». La grande question étant :
« Qui donc travaille dans l'ombre à la rédaction des versions définitives ? »
Comme va le révéler un livre consacré à l’encyclopédie[11], certaines universités américaines interdisent désormais de citer Wikipédia comme source. Les auteurs indiquent ceci :
« Le principal poison de l’encyclopédie n’est ni les imposteurs, ni les ignorants, mais bien les affabulateurs. Parmi ces trolls, on peut ranger aussi bien les petits plaisantins que les vandales ayant une véritable volonté de nuisance. Les uns comme les autres ont grandement contribué à la réputation sulfureuse de l’encyclopédie collaborative. Ces attaques externes visent à insérer volontairement des erreurs dans l’encyclopédie. Des canulars qui peuvent prendre des proportions très inquiétantes.
« C’est le cas de l’article consacré à Porchesia, une île située au large du Liban. Vous n’en avez jamais entendu parler ? C’est normal. Cette île est l’invention d’un esprit facétieux, dont la page Wikipédia, supprimée par le modérateur Danny le 30 septembre 2006, est toujours visible sur Answers.com »
Deux ingénieurs d’IBM, Martin Wattenberg et Fernanda B. Viegas, pour leur part, ont évalué la proportion des articles et des discussions sur le contenu. Il ressort de leur analyse qu’à la naissance du site, les articles occupaient 85 % de Wikipédia. En octobre 2005, leur proportion était passée à 70 %. Pour Martin Wattenberg, ce phénomène est caractéristique d’une tendance comme quoi la gouvernance même de Wikipédia cristallise de plus en plus d’attention, au détriment du contenu.
Le 28 octobre 2006, Florence Devouard est élue présidente de la Wikimedia Foundation au niveau mondial. Elle va demeurer à ce poste durant deux années.
« Jimmy Wales était de plus en plus souvent invité à donner des conférences. Il s’est donc mis à voyager de plus en plus et n’avait plus vraiment le temps de s’occuper de Wikipédia. Durant six mois, nous avons cahoté. Puis, le conseil d’administration a jugé que j’étais la personne la plus appropriée pour reprendre la direction. »
À peine arrivée à la présidence, Florence Devouard doit s’atteler à une tâche prioritaire : répondre aux multiples demandes de ceux qui souhaiteraient absorber Wikipédia ou en exploiter la notoriété de manière commerciale ! Parmi ceux qui verraient d’un bon oeil l’acquisition de Wikipédia figure la société d’investissement Elevation Partners que dirige le chanteur Bono du groupe U2 mais aussi Google Inc.
Comme la fondation ne dispose pas encore de service juridique, comme il n’existe pas vraiment de hiérarchie de décision, Devouard doit s’atteler elle-même à la tâche consistant à freiner les ardeurs de ces courtisans.
« Cela fait partie des choses difficiles que j’ai vécues. Les gens de Google n’avaient pas perçu que nous souhaitions demeurer une association à but non lucratif.
Cela dit, on ne pas pas dire que Google ait fait une ‘offre d’acquisition’ en tant que telle. Il est simplement arrivé que les membres du conseil d'administration soient invités à des conférences ou à des évènements privés où se trouvaient aussi des dirigeants de sociétés high-tech ou des investisseurs. Bien sûr, enfoncés dans un canapé ou autour d'une table à cocktail, nous en venions à discuter. Des suggestions étaient lancées, des questions posées etc. Parfois il suffit d'un sourire et de quelques explications : ‘non, nous sommes une organisation à but non lucratif, nous ne sommes pas ‘rachetables’, en revanche, si vous voulez être mécènes, faire un gros don, oui oui oui, ça nous intéresse’.
Ceux qui ont été les plus ‘directs’ étaient des investisseurs financiers. Bono a beaucoup tourné autour de nous. Il a donc fallu leur faire comprendre que nous n’étions aucunement intéressés par un rachat. »
À défaut de pouvoir mettre la main sur Wikipédia, Google se montre coopératif, apportant une aide financière et donnant quelques ordinateurs à la fondation. Une discussion est par ailleurs entamée avec Microsoft qui envisage de fermer Encarta afin de voir s’il serait possible de récupérer le contenu de cette encyclopédie.
« Ils étaient de bonne volonté. Il s’est avéré, en revanche, qu’ils n’étaient pas vraiment propriétaires de ce contenu. »
Un problème plus épineux se pose, celui de petites entités qui souhaitent exploiter la ‘marque Wikipédia’.
« Il s’agissait typiquement de sociétés produisant des jeux (par exemple, des puzzles, des cartes portant des questions) et qui souhaitaient faire des jeux dérivés de Wikipedia. Ce qu'elles souhaitaient presque exclusivement était d’obtenir des droits d'usages de la marque. Par exemple, imprimer des tee-shirts avec le logo de Wikipedia. Ou produire des jeux avec notre logo. »
« Nous avons parfois subi des pressions. Dès que nous avions une réunion de Wikipediens quelque part (réunions généralement publique), il y avait toujours quelqu'un pour venir essayer de nous ‘vendre’ une idée. Par exemple, à Taipei, je me suis faite prendre en photo avec des gens, croyant que c'était des Wikipédiens. En fait, il s'agissait d'une encyclopédie privée concurrente. Ils voulaient profiter de l'association des deux noms de marques pour faire un boost promotionnel à leur propre encyclopédie. »
Devouard est ainsi arrivée à une époque encore pionnière où la réalité du monde commerciale vient s’imposer et où il faut la gérer au jour le jour.
« En 2005 - 2006, nous n'avions pas encore de procédures ni d'équipe juridique. Or, nous recevions énormément de demandes. Par exemple, des personnes ayant publié des livres sur Wikipedia voulaient utiliser le logo sur la page de couverture. Ce n'est pratiquement jamais autorisé. En revanche, si un lycée veut organiser une petite fête visant à contribuer à l’encyclopédie et a besoin de faire une affiche de promotion à coller dans les couloirs, nous le permettons. »
Mois après mois, Devouard établit des règles et procédures. Que doit-on faire si la fondation reçoit une proposition ? Qui doit répondre ? Sous quelle forme ?
En 2009, l’opérateur téléphonique Orange sera ainsi autorisé à créer un ‘miroir’ de l’encyclopédie...
Larry Sanger, pour sa part, a conservé une frustration, celle de n’avoir pu concrétiser ce que devait être à l’origine Nupédia, un site de référence nourri par des experts. Au milieu de l’année 2006, il entreprend de développer une nouvelle encyclopédie, Citizendium, en s’appuyant sur des spécialistes de divers domaines, apparaissant sous leur nom véritable, et opérant dans le cadre d’une constitution démocratique.
Le 9 septembre 2006, il publie un essai en vue de présenter son nouveau projet. En voici quelques extraits.
« Il y a un milliard de gens sur Internet et cela signifie qu’il doit y avoir des dizaines de millions d’intellectuels en ligne.
Imaginez ce qui serait possible si des dizaines de millions d’intellectuels travaillaient ensemble sur des projets d’éducation et de référence.
Nous pouvons considérer que Wikipedia est un prototype précoce. Pourtant ce n’est pas un modèle mature. Wkipedia a désormais des millions d’articles dans plus de cent langues différentes Ce travail a stupéfait le monde entier.
J’ai toujours été un grand fan de Wikipedia et le suis toujours. Pourtant, j’ai régulièrement déclaré à cette communauté que nous pouvions et devions faire mieux.
Avec Nupedia, nous étions parti avec l’idée de créer ‘la plus belle encyclopédie de l’histoire de l’humanité’, seule une moitié a été préservée. Or, cette moitié, Wikipédia, n’est pas à l’abri de sérieux problèmes :
. La communauté ne fait pas respecter ses propres règles de façon uniforme. Certains administrateurs et participants peuvent agir abusivement sans impunité, ce qui engendre un cycle incessant d’abus.
. L’anonymat amène un problème précis. Wikipédia attire des gens qui veulent essentiellement causer des problèmes.
. Certains se plaignent de ce que les leaders de Wikipédia ont adopté des vues étriquées. Il est devenu de plus en plus difficile à ceux qui ne font pas partie de la communauté d’y entrer, quelles que soit leurs capacités ou qualifications.
. Wikipédia a tendance à rebuter certains des contributeurs qui seraient les plus précieux, je veux parler des universitaires. Aucune place ne leur est accordée afin qu’ils puissent participer d’une façon où ils se sentiraient à l’aise. En résultat de quoi, il me semble que Wikipédia n’échappera jamais à son amateurisme.
Comme toute communauté ouverte en ligne, celle de Wikipedia a tendance à sélectionner les siens, à déterminer qui demeure et qui est écarté.
J’ai attendu pendant des années que cela change et cela ne s’est pas produit. Le mieux est donc de démarrer une nouvelle communauté. Je propose de créer Citizendium - la petite encyclopédie du citoyen.
En quoi Citizendium va-t-il différer de celui de Wikipedia ? Sur trois points principaux. En premier, ce sont des experts qui serviront d’éditeurs et pourront prendre des décisions sur le contenu dans leur domaine de leur spécialisation. Les contributeurs devront s’inscrire leur vrai nom et travailler selon une charte communautaire. »
Selon Sanger, en demandant à ce que les contributeurs apparaissent sous leur vrai nom, Citizendium va développer une culture de responsabilité : toute diffamation et abus de droit d’auteur sera traité avec une tolérance zéro.
Le lancement officiel de Citizendium intervient en mars 2007. La société qui dispose d’un budget de 40 000 dollars n’a alors qu’un seul employé à plein temps : Larry Sanger lui-même. Ce dernier s’attend alors à voir Citizendium bénéficier rapidement de l’effet Google :
« À un certain moment, Google a commencé à indexer Wikipedia et à en servir les pages parmi ses résultats de recherche. »
Pourtant, six mois plus tard, en octobre, lorsque Sanger fait le point sur les progrès accomplis dans son blog personnel, en dépit de son enthousiasme apparent, il apparaît que la moisson est réduite. Citizendium n’accueille que 3 900 articles. Sanger semble confiant : comme leur qualité est supérieure à celle de Wikipédia, au bout de quelques années, Citizendium attirera plus de visiteurs et contributeurs que l’encyclopédie leader. Avoir éliminé l’anonymat a fait son effet : la nouvelle encyclopédie n’a connu pratiquement aucun comportement asocial.
Pour l’heure, la fiabilité et le sérieux de Wikipédia se voient régulièrement contestés.
Le 14 mars 2007, un article a annoncé la mort du comédien et humoriste américain Sinbad. Celui-ci, bien vivant, a ironisé, après que ses managers eurent reçu de nombreux appels de condoléances :
« Si seulement les gens m’avaient autant appelé quand j’étais encore en vie... Je vais mourir plus souvent. Je vais faire un film à propos de cette histoire. Sérieusement, ma mort va être mon grand retour ! »
Au milieu de l’été 2007, Le Monde publie un article dans lequel il apparaît de nombreuses entreprises ou personnalités s’adonnent au ‘piratage organisé d’informations’. C’est un logiciel baptisé Wikiscanner qui a permis de révéler ces faits.
« Des internautes ont découvert que des employés de sociétés comme Fox News, Nestlé, Dell, Coca Cola ou encore Amnesty International avaient expurgé les passages les plus critiques des articles consacrés à leurs employeurs et qu'Apple et Microsoft avaient mutuellement cherché à pirater leurs pages respectives.
Un internaute du FBI a effacé des vues aériennes de la prison de Guantanamo, un employé du gouvernement israélien a qualifié la condamnation du mur de sécurité par le Tribunal de La Haye de ‘raciste’, un internaute de la chaîne Al-Jazira a assimilé Wikipédia à de la ‘propagande juive’. »
Les interventions sur Wikipédia proviennent parfois aussi de hauts fonctionnaires de la France : l’article cite celle d’un fonctionnaire du Ministère de l’Intérieur qui a ‘copié collé’ sans autorisation du contenu provenant d'autres sites Web.
« À l'Elysée, quelqu'un a rectifié le passage expliquant que Bernadette Chirac ne pouvait revendiquer de titre de noblesse.
L'adresse IP de la mairie de Paris a été bloquée en janvier après plusieurs interventions visant les pages de Bertrand Delanoë, Yves Contassot ou Françoise de Panafieu.
Au conseil général des Hauts-de-Seine, quelqu'un a effacé les passages les plus sombres de la biographie de Charles Pasqua. Celle de Guillaume Peltier, passé du FN au Mouvement pour la France, a été expurgée de son passé frontiste depuis un ordinateur du MPF.
Si ces manipulations ont toutes été depuis rectifiées, il reste impossible de savoir si elles furent le fruit d'initiatives individuelles ou de la hiérarchie des organismes concernés. »
Toujours grâce au logiciel Wikiscanner, une organisation américaine, Patients No Patents démontre que laboratoire Abbott Laboratories a supprimé la mention d’un article scientifique qui révélait que son médicament Humira contre l’arthrite augmentait les risques de développer des infections graves ainsi que certains types de cancer. Et d’autres informations du même acabit.
Le 20 octobre 2008, le site eyeforpharma[12] va plus loin et révèle que l’industrie pharmaceutique exploite ouvertement Wikipédia pour mieux mettre en avant ses produits. Il cite la firme d’étude de marché Manhattan Research qui voit cette manipulation sous un jour favorable.
« Dans la mesure où un nombre croissant de consommateurs se fient à Wikipédia pour leur information médicale, il est crucial pour les marketeurs de comprendre comment ce média social influe sur l’opinion des consommateurs et finalement sur leurs décisions au sujet des traitement et produits. »
« Même si les entreprises ne peuvent contrôler Wikipédia de la même manière qu’une campagne de publicité classique, les messages envoyés par le truchement de Wikipédia n’en sont pas moins efficaces – au contraire, le fait que le contenu ne soit pas sponsorisé peut ajouter à sa crédibilité. »
Manhattan Research prodigue donc ses conseils aux responsables de marketing du monde de la pharmacie, parmi lesquels celui-ci :
« S’assurer que marques et produits sont représentés de façon uniforme dans toutes les entrées Wikipédia en Europe. »
Il est révélé par ailleurs que Jimmy Wales lui-même a lui-même modifié dix-huit fois sa notice biographique, notamment pour son activité de vente d’images pornographiques, qui s’est vu transformée en « contenu adulte ».
Une compagnie de ferries américaine, Lake Express, dit avoir fait l’objet de diffamation organisée sur Wikipédia. Sa fiche insiste fortement sur des annulations, retards, problèmes techniques et malaises des passagers. Or, à la fin de la fiche, un lien renvoie vers son principal concurrent.
En France, trois individus ont attaqué Wikipédia pour atteinte à la vie privée – le site a révélé leur homosexualité [13]. Pourtant, il se sont vus déboutés par le Tribunal de Grande Instance de Paris et cette décision suscite une inquiétude : les juges ont estimé que Wikipédia n’était pas responsable du contenu qui apparaît sur ses pages.
Il est vrai qu’on peut lire ceci sur la page d’accueil de Wikipédia :
« Wikipédia ne garantit pas le contenu mis en ligne. La Wikimédia Foundation étant un hébergeur, elle ne saurait être tenue responsable des erreurs éventuelles contenues sur ce site. Chaque rédacteur est responsable de ses contributions. »
Au fil du temps, il apparaît de plus en plus que Google a retenu Wikipedia comme la référence. Dès lors qu’un mot-clé quelconque est tapé, le lien vers l’article correspondant de Wikipedia apparaît dans les toutes premières positions. Selon les analyses de la société de mesure d'audience Hitwise – publiées début février 2007 – la moitié des consultations de Wikipédia proviennent d’ailleurs de Google. Et en un an, ce trafic depuis Google vers Wikipedia a augmenté de 166%.
De ce fait, un grand nombre d’analystes du marché s’interrogent sur l’apparente complicité qui semblerait exister entre Google et Wikipedia. Sur certains forums, des centaines de messages sont échangés entre spécialistes du domaine pour tenter de comprendre pourquoi l’encyclopédie est presque systématiquement classée dans les premières positions du moteur de recherche[14].
Sur son blog, Michael Gray[15], s’étonne notamment de voir que Google attribue un PageRank (note d’importance élevée) à des pages vides !
« Sur Wikipedia, Cerilly récolte un PageRank de 3 alors qu’il n’a ABSOLUMENT AUCUN CONTENU. Dans le même temps, le site Cerilly consacré au voyage vers la France et qui offre un vaste contenu obtient un PageRank de zéro .
La page Wikipedia sur la commune de Jausiers, bien qu’elle soit vide, est pareillement créditée par Google, alors qu’un site dédié au ski à Jausiers et là encore, abondamment fourni, n’obtient rien. »
Larry Sanger, pour sa part, continue de croire que sa propre encyclopédie, Citizendium, fera la différence. Le 7 février 2008, il s’exprime à nouveau sur la question sur son blog.
« Je pense que Wikipedia est très utile et que la contribution de centaines de milliers d’amateurs est cruciale à son utilité. Toutefois, il existe une grande différence entre être très utile, et proposer un contenu de très haute qualité. Le problème de la pertinence ne sera pas résolu par la quantité. »
Pourtant, après un peu moins d’une année d’existence, le bilan paraît toujours bien maigre, même si son fondateur s’efforce de garder le moral.
« Il y a un an, nous avions cinq nouveaux articles par jour, à présent, nous en sommes à un rythme de 15 par jour et en progression. Nous avons ajouté 2 000 articles durant les trois derniers mois et 5 300 sont en cours d’élaboration. »
Seulement voilà : le combat semble perdu d’avance car le moteur de recherche Google ne renvoie pas les pages de Citizendium. Elles n’apparaissent aucunement au sommet des résultats, et presque jamais en première page. Si l’on prend des thèmes comme 'Harlequin', ‘Andromeda’ (la galaxie), ‘Venice’ (Venise) ou ‘hydrogen’, et qu’on tape ces mots sur Google, c’est presque toujours la page de Wikipedia qui arrive en première position. S’il arrive qu’une page de Citizendium soit référencée, elle arrive au mieux dans la deuxième page des réponses de Google. Le pari de Sanger n’a donc pas fonctionné.
« Nous étions trop similaires à Wikipedia, qui pour sa part était le gorille de 300 kilos dans l’espace, » déplore Larry Sanger.
Au bout de quelques années, Sanger en viendra à abandonner le projet Citizendium. Celui-ci continue sa route, sous la direction plus ou moins officielle d’Anthony Sebastien, un professeur en médecine à la retraite, et d’un équipage changeant de volontaires. Toutefois, Citizendium demeure encore aujourd’hui fort mal référencé par les moteurs de recherches et n’existe qu’en langue anglaise.
Florence Devouard abandonne la présidence de la Wikimédia Foundation le 17 juillet 2008, peu après avoir été nommée Chevalier de l’Ordre National du Mérite. Depuis quelques mois, elle commençait à saturer.
« J'ai le souvenir concret d'un voyage Clermont-Ferrand - Floride pour un conseil d'administration. Ce sont des vols fatigants avec deux changements d’avion plus une nuit passée à l'aéroport de New York due à une tempête de neige. À mon arrivée, épuisée, à Tampa, deux sociétaires d'une petite boite de jeux de sociétés m'attendaient à la sortie de l'avion (à la porte de l'avion !). Ils ont réussi à me convaincre de venir prendre un café avec eux avant même de quitter l'aéroport, pour me parler d'un projet fabuleux génialissime mirobolant de production de trucs genre porte-clés... J'étais ‘froissée’ de 24h de voyage, crevée. J'ai eu du mal à ne débarrasser d’eux. »
« Je faisais des allers et retours réguliers d’abord en Floride puis en Californie et à chaque fois cela me prenait une bonne dizaine de jours. Il m’est arrivé d’être absente 21 jours en un mois. Or, comme les autres membres du conseil d’administration, j’effectuais ce travail 100% en bénévole. C’était passionnant, mais ce n’était plus possible. Un jour, mon mari m’a fait comprendre que ça n’allait pas le faire… »
« Quand je suis arrivée, nous n’avions qu’un seul salarié et peu de moyens. Nous devions souvent nous faire aider par d’autres associations afin qu’elles hébergent une partie de Wikipédia. Quand j’ai quitté mon poste, nous avions 80 serveurs et 7 employés. »
Devouard va demeurer membre du Conseil d’Administration et parfois intervenir publiquement pour mieux faire connaître les mécanismes de Wikipédia.
Plus les années passent, et plus les dérapages liés à Wikipédia paraissent se multiplier, ce qui est inévitable étant donné le volume d’informations qui y figure désormais.
Le 17 juillet 2009, la National Portrait Gallery, une galerie d’art britannique démarre un procès contre Wikipedia. Motif : 3 300 images de la galerie ont été scannées en haute résolution par un dénommé Derrick Coetzee et mises en lignes illégalement. Jimmy Wales, pour sa part, s’est contenté d’expliquer que :
« Wikipedia n’a pas de serveurs Web en opération au Royaume Uni ».
En décembre 2009, l’acteur Ron Livingstone (comédien dans le film Office Space) lance une action en justice contre Wikipedia à la Cour de Los Angeles. Motif : malgré des corrections à n’en plus finir, sa fiche continue d’affirmer qu’il serait gay. Or, il affirme ne pas l’être et au pire, ne souhaiterait pas le faire savoir. Il ne semble pas que le procès ait abouti à quoi que ce soit.
Sur son blog[16], le 29 novembre 2010, Nezumi Demousseau déplore que certains journalistes se contentent de ‘pomper’ ce qu’ils trouvent sur Wikipedia, sans aucunement vérifier ce qui s’y trouve.
« Par exemple, à la mort de Alain Corneau, le 30 août 2010, le site de France Culture (une référence pourtant) a copié Wikipédia, reproduisant le canular suivant : en 1960 il rencontre la fameuse ‘Ninique de Colombes’ qui lui donnera ses premiers cours cinématographiques.
« Cette énormité est restée pendant près de deux ans (depuis novembre 2008) et y serait resté encore longtemps si France Culture ne l’avait pas reprise à son compte ! »
Il apparaît aussi, si l’on en croit Wikibuster, qu’un système se serait mis en place de lui-même, avec un nombre réduit d’administrateurs qui feraient la pluie et le beau temps comme bon leur semble, avec le pouvoir de supprimer une mise à jour si tant qu’elle leur déplaît et quand bien même elle rétablirait la vérité. Là n’est pas tout. Le diktat de ces administrateurs irait jusqu’à décourager des intervenants de qualité.
En novembre 2012, un dénommé Peppy Hare fait ainsi savoir qu’il a effectué quelques 35 000 contributions à Wikipédia et figure à ce titre parmi les quelques centaines des plus gros contributeurs au site. Or, Peppy Hare a été banni du site après quelques échanges de noms d’oiseau avec un autre administrateur[17]. Par la suite, 18 administrateurs ont voté sont bannissement et 7% son blocage indéfini. D’autres contributeurs importants se sont ainsi retrouvés ‘bannis’ du jour au lendemain : Noritaka666, Bedlam, Fabrice Ferrer, Lgd, AltShift…
Le 27 novembre 2009, le Wall Street Journal a déjà fait ce constat d’une certaine désertion des contributeurs : Volunteers Log Off as Wikipedia Ages (Tandis que Wikipédia vieillit, les volontaires se désinscrivent)[18].
Les recherches opérées de Felipe Ortega de Libresoft (Universitad Rey Juan Carlos à Madrid) indiquaient alors que Wikipedia avait perdu en mars et avril 23 000 de ses cent mille éditeurs de langue anglaise. Le nombre d’articles créé par mois se réduirait, mais aussi, le nombre mensuel de contributions (5,5 millions). Le nombre d’éditeurs, pour sa part, (750 000), n’augmenterait plus et la raison en serait qu’il font l’objet d’ostracisme : 25% de leurs contributions sont effacées contre 10% quelques années auparavant. Les éditeurs plus anciens feraient acte de résistance envers les nouveaux, ce qui tendrait à décourager ces derniers et à faire baisser la qualité globale du contenu : pourquoi se donnerait-on du mal à écrire un texte de qualité qui disparaîtra inexorablement avec le temps ?
Le 12 janvier 2013, un dénommé Jean-Pierre Petit, ancien chercheur au CNRS explique dans les pages de Wikibuster pourquoi il ne compte plus écrire pour Wikipédia[19] :
« Le point noir c’est la science. Les portails d’astrophysique et de cosmologie sont tenus par des petits barons, servis par une meute d’administrateurs. La construction de ma biographie, incomplète, a été l’objet d’une lutte homérique. Je suis intervenu, mais j’ai été assez rapidement ‘banni à vie’ suite à un vote de quelques imbéciles, pour avoir révélé l’identité d’un ancien élève de Normale supérieure, qui disait âneries sur âneries en cosmologie. Je souhaitais venir lui clouer le bec en séminaire, dans son labo. Pour info, après avoir bouclé une thèse de doctorat sur les supercordes il est allé travailler… dans une banque.
Ces affaires m’ont mis en contact avec une faune de médiocres. Des gens m’ont demandé de mettre des choses sur domaines ou je suis un spécialiste reconnu internationalement, comme la MHD (NDLR: magnétohydrodynamique). Je me suis retrouvé vite en butte à des oppositions de contributeurs sous pseudonymes.
À l’un j’ai fini par demander
- Mais que faites-vous dans la vie ?’
Réponse : Informaticien.
J’ai fini par laisser tomber, ne pouvant perdre mon temps à croiser le fer avec des amateurs mal éclairés. »
Alors, qui sont les administrateurs et comment sont-ils nommés ?
« Pour être administrateur, il y a un vote des autres. » nous dit Florence Devouard.
Quel est leur pouvoir exact ?
« Un administrateur a les outils nécessaires pour supprimer des contenus, » ajoute-t-elle.
Quid du fait qu’ils ne sont qu’une centaine tout au plus en France ? :
« Il y a peu d’élus car les pré-requis sont très importants ».
[...]
Wikipédia n'y est pour rien, mais le professeur de lettres Loys Bonod déplore que Wikipédia soit devenu un passage obligé pour de nombreux collégiens ou lycéens ayant un devoir à lui remettre et que cette pratique puisse être effectuée sans le moindre souci de compréhension du thème traité.
« Pourquoi préfèrent-ils Wikipédia à une encyclopédie imprimée ? Parce qu’il n’est nullement besoin de se déplacer dans une bibliothèque en respectant des règles et des horaires précis, nullement besoin d’effectuer une patiente recherche dans les rayonnages. Il n’est pas même nécessaire d’effectuer une recherche alphabétique dans l’ouvrage lui-même. »
Bonod s’est rendu célèbre en mars 2012 pour avoir piégé ses élèves. Il a volontairement introduit sur Wikipédia et d’autres sites Web des informations relatives à un obscur écrivain du nom de Charles de Vion d’Alibray ainsi que divers commentaires sur sa littérature supposée. Il a ensuite demandé à ses élèves d’écrire un commentaire de texte à propos d’une œuvre de d’Alibray. Il a ainsi pu constater que 65 de ses étudiants, 51 s’étaient contentés de copier – coller ce qu’ils avaient trouvé sur l’encyclopédie ou ailleurs !
Le fait demeure : Google est incontournable et, dans la mesure où les pages Wikipédia apparaissent au sommet des résultats, cette encyclopédie est devenu la ‘bible’ en ce qui concerne le Web.
Et par la force des choses, le temps joue en la faveur de Wikipédia puisque mois après mois, le contenu ne cesse d'être revu et corrigé.
Selon le site britannique Intelligentpositionning.com[21] sur un millier de requêtes, Wikipedia arrive :
L’enquête a été publiée en février 2012 et le bureau d’étude précise que c’est un générateur de mots aléatoires qui a été utilisé pour générer le mot-clé de recherche.
Pourtant l’étude ne peut s’empêcher de trouver là encore cette préférence de Google fort bizarre, quand bien même certaines pages référencées par Google sont quasi vides ! (Cette affirmation étant assortie de liens à l’appui).
Quand bien même la question revient régulièrement de ce qui pourrait lier à Google à Wikipédia, aucune preuve n’a été brandie à ce jour d’un intérêt particulier qu’aurait le géant de la recherche à privilégier ainsi cette encyclopédie.
« A priori, Google ne fonctionne pas selon le choix qu’aurait opéré une personne particulière chez eux, » tempère Larry Sanger. « Leur système est supposé fonctionner sans décision humaine. Wikipedia est arrivé en tête des réponses de Google car c’était le seul site à disposer d’articles encyclopédiques sur autant de sujets. Bien souvent, c’est exactement le type d’informations que les gens recherchaient. »
Il demeure que Google continue de figurer parmi les gros donateurs de Wikipédia. Au début de l’année 2010, elle a offert 2 millions de dollars à la Wikimedia Foundation. De quoi cimenter une relation privilégiée entre les deux entités.
Année après année, la Wikimedia Foundation qui fonctionne avec un budget d’environ 10 millions de dollars et emploie une centaine personnes - dont une dizaine en France et une trentaine en Allemagne - lance des appels à très grande échelle en vue de récolter des dons auprès des internautes du monde entier. Selon Florence Devouard, les donations sont importantes :
« Au cours des vingt premiers jours de la collecte 2010, le montant collecté par la Wikimedia Foundation a été de 4,7 millions de dollars. Pendant ce même temps, le montant collecté par les 12 associations participantes a été de 2,7 millions de dollars, dont plus de 1,2 million par la seule association Wikimedia Deutschland et 260 000 dollars par Wikimedia France. »
Dans la pratique, que doit faire un internaute qui s’estimerait lésé par Wikipédia ou constantant que l’encyclopédie diffuse une fausse information à son égard ? Florence Devouard explique qu’il existe un système destiné à ceux qui sont mécontents, appelés OTRS.
« La fondation reçoit des centaines d’emails sur OTRS chaque jour et des bénévoles y répondent. Il arrive que ce le message provienne d’un internaute mais parfois aussi de son avocat. L’exemple typique est celui d’une actrice qui se plaint que Wikipédia n’indique pas sa bonne date de naissance – elles sont toujours plus jeunes que ce qui est mentionné ! Dans ce cas, nous réclamons une copie de sa carte d’identité. »
Quid des contenus diffamatoires ou préjudiciables à une réputation ? Selon Florence Devouard, ils ne viendraient pas d’administrateurs eux-mêmes, « sinon leur statut est retiré », mais de simples participants à Wikipédia. Elle ajoute que leur suppression éventuelle donne lieu à une discussion et qu’il arrive certes que certains participants se montrent peu délicats dans leurs avis.
À propos de sa fonction d’agent OTRS, Florence Devouard évoque un travail ingrat et fastidieux, invisible et donc peu amusant. Parfois, certains intervenants peuvent harceler la fondation, s’estimant à tort ou à raison desservis par Wikipédia, notamment lorsque leur fiche n’est pas acceptée. Ce fut notamment le cas avec François Asselineau, l’un des potentiels candidats à la Présidence de la République en 2012 – il n’a finalement pas obtenu ses cinq cent signatures.
« François Asselineau a voulu créer une fiche sur Wikipédia et celle-ci a été supprimée ; elle ne satisfaisait pas aux règles. Il l’a recréée, recréée, il a fini par protester… Il a créé des articles sur les Wikipédia américain et allemand dont les règles sont plus laxistes et il est alors revenu vers nous. Comme il n’est pas arrivé à ses fins, il nous a assailli de questions, il en a parlé à la presse, et même sur l’émission Envoyé Spécial. Des gens comme cela nous épuisent.
Du coup des mécanismes de défense se mettent en place chez certains administrateurs et certaines personnes qui ont des revendications légitimes peuvent finir par se voir maltraitées. »
Devouard ajoute que la Wikimedia Foundation a publié des ‘guidelines’ (directives) s’appliquant aux personnes vivantes se sentant perturbées par une publication sur l’encyclopédie.
« Hélas, ces directives sont uniquement en anglais et du coup, si les anglophones y sont sensibles, les français les respectent beaucoup moins. »
Quid des gens qui ont pu être impliqués dans un scandale ou une affaire et ont été blanchis ? De ceux qui ont pu être condamnés en premier lieu puis graciés dans un deuxième temps ? Disposent-ils du fameux droit à l’oubli que l’Union Européenne entend inscrire dans sa Constitution. Hélas non, nous dit Florence Devouard :
« Nous avons eu une décision collective à ce sujet qui est de dire non. Nous ne retirons pas ces informations. En France, la loi nous dit que normalement on ne devrait plus en parler. Toutefois, s’il y a eu un scandale politique, si on souhaite pouvoir comprendre ce qu’il s’est passé, prétendre qu’il n’y a pas eu de condamnation casserait la pureté de l’histoire, elle n’aurait plus de sens. Donc, nous le mentionnons quand même. On peut l’apprécier ou ne pas l’apprécier, c’est comme cela. »
Ne pourrait-on au moins donner à ceux qui le souhaitent la possibilité d’un droit de réponse ?
« On nous a proposé d’ajouter un tel onglet mais nous ne l’avons pas fait. Nous sommes une encyclopédie et non pas un organe de presse. »
[...]
Extrait du livre 'Les Nouvelles Superpuissances' - Daniel Ichbiah
First (2014)
Sources
[2] au 23 août 2013
[5] http://wikipedia.un.mythe.over-blog.com
[6] http://blog.wikibuster.org
[8] Un grand nombre des citations reproduites ici ont été raccourcies afin d’aller à l’essentiel. Dans le livre, les liens menant vers les textes sous forme intégrale sont à chaque fois indiqués.
[11] Pierre Gourdain, Florence O’Kelly, Béatrice Roman-Amat, Delphine Soulas, Tassilo von Droste zu Hülshoff, La Révolution Wikipédia – Les encyclopédies vont-elles mourir ?, Mille et une nuits, 2007
[18] Voir dans le livre.