Palmer Luckey - comment l'Oculus Rift révolutionne la Réalité Virtuelle

Extrait du livre
Par Les rebelles numériques - Daniel Ichbiah
Partie 1 - Ceux qui bâtissent le futur

L'histoire de l'Oculus Rift

Palmer Luckey et l'Oculus Rift

Si vous êtes parfois agacé de voir la fille ou le fiston plongé dans l’écran de son smartphone, électrisé par les nouveaux messages apparus sur Tumblr ou Facebook, alors désolé de vous le dire, vous n’avez encore rien vu ! Oculus Rift, l’accessoire de Réalité Virtuelle a la capacité de transporter chacun de nous dans des mondes de rêve, faire visiter des lieux que certains n’auraient jamais imaginé pouvoir arpenter, du Taj Mahal jusqu’à des mondes imaginaires d’une insidieuse beauté.

Pour le meilleur ou le pire, Oculus Rift indique la tendance des années à venir et ouvre enfin l’ère de la Réalité Virtuelle à domicile. Un rêve éveillé, addictif, sans effet secondaire au niveau physique mais probablement source d’une insidieuse accoutumance…

La Réalité Virtuelle ? Certains d’entre nous n’osaient plus croire. Un jeunôt du nom de Palmer Luckey a totalement changé la donne.

Le garçon ne paye pas de mine. Mais peut-être avez-vous appris à vous méfier de ces olibrius qui ne payent pas de mine. Peut-être aussi avez-vous fait vôtre cette maxime du Cid, ‘la valeur n’attend pas le nombre des années’ et qui lui va comme un gant. À tout juste 21 ans – en 2014 – Palmer Luckey n’a rien à prouver. L’acquisition de sa société, Oculus VR, par Facebook pour la rondelette somme de 2 milliards de dollars, fait office de CV. Pourtant, Palmer Luckey est resté un big boy dépourvu d’égocentrisme, volontiers amical envers son public de base, celui des joueurs, prêt à passer une matinée entière à leur expliquer qu’en vendant Oculus à Facebook, il n’a aucunement vendu son âme. Palmer is cool. Pourvu que ça dure…

Le goût pour le bidouillage, Palmer l’a eu très tôt. Avec une fascination pour les effets spéciaux qui n’était pas sans danger.

« C’est un miracle que je ne sois pas mort » a confié Palmer Luckey[1].

Le jeune homme fait référence aux expériences qu’il pratiquait dans le garage de ses parents dans la maison de Long Beach, au sud de la Californie. Sa spécialité : des gadgets propulseurs de projectiles. Qu’on se le dise, Luckey arbore encore aujourd’hui quelques cicatrices liés à ses essais pas toujours under control dont une sur le poignet droit qu’il attribue à une « défaillance technique ».

Il se trouve que le père de Palmer Luckey est vendeur de voitures et voyait ces expériences d’un bon œil. Il a permis à son fils d’utiliser la moitié du garage familiale pour ses aventures au royaume de l’ingénierie. Or, Palmer disposait de temps pour ses expériences : il suit des études à domicile sous la supervision de sa mère.

« Je pense que mon père aurait mis un frein à ces expériences si lui et ma mère avaient réalisées à quel point elles étaient dangereuses », estime Palmer. « Mais leur attitude, c’était plutôt : fais gaffe à ne pas te bousiller les yeux, gamin. Bon, je testais le matériel comme il se doit afin de les rassurer sur ce point ».

La première création aventureuse de Luckey s’est produite alors qu’il n’avait que cinq ans. Lui-même y fait référence comme « the melter » (l’appareil qui fait fait fondre d’autres objets). Quatre ans plus tard, la version junior de Géo Trouvetout découvre avec ravissement qu’il peut déclencher du feu en connectant un pile de 9 volts à de la laine d’acier.

« Pendant un bon moment, j’ai été fasciné par les armes à haut voltage » s’amuse le kid de Long Beach.

De 11 à 16 ans, le hobby favori de ce Bilbo particulier consiste à élaborer des propulseurs de projectiles, des bobines Tesla, des turbo chargeurs de moteurs… Plus d’un clou a ainsi traversé le contreplaqué. Or, Palmer a rapidement découvert qu’il était possible d’améliorer l’efficacité de ses armes en recourant à la pyrotechnie ou technique de fabrication des feux d’artifice.

« Des projets amusants mais aussi dangereux » confirme Luckey qui concède qu’au passage, il a récolté plus d’un choc électrique au passage.

De fil en aiguille, Palmer en vient à introduire du laser dans son laboratoire de fortune. Il rêve de construire une arme qu’il suffirait d’actionner pour qu’à l’autre bout, la cible prenne feu !

En 2009, Luckey est âgé de 16 ans et comme ses ambitions prennent de l’ampleur, il lui faut impérativement trouver comment les financer. A cette époque, les iPhone d’Apple ont le vent en poupe. Il diversifie alors ses activités en s’adonnant à la réparation de smartphones mais aussi à la revente d’iPhone ‘débloqués’ (utilisables avec n’importe quel opérateur de téléphone). Opérant depuis un forum Internet, il écoule ces appareils à 700 dollars pièce. Ce faisant, il récolte plus de 36 000 dollars, un argent de poche conséquent pour un adolescent.

Pourtant, c’est un autre domaine qui attire à présent Palmer : la Réalité Virtuelle…

Très à la mode au début des années 90, la Réalité Virtuelle est définie par trois mots : immersion, interaction, navigation.

L'immersion signifie que le joueur ou spectacteur ne se situe plus devant l'image mais à l'intérieur d'elle. Il peut naviguer au sein du décor, se retourner, se pencher, sauter, s’accroupir…. Pour ce faire, il doit endosser des lunettes spéciales ou un visiocasque relié à un ordinateur qui affiche une image en relief sur 360 degrés.

L'interaction vient de ce qu'il est possible manipuler les objets qu'il aperçoit que ce soit au moyen d’un gant ou d’une manette.

La navigation (avancer, reculer, aller sur la droite ou sur la gauche…) peut être effectuée par des gestes ou au moyen d’un accessoire : joystick, manette…

L'homme que l'on associe le plus souvent avec la Réalité Virtuelle s'appelle Jaron Lanier. S'il n'a pas inventé le concept, ce personnage d'allure hippie a eu le mérite de le populariser, en partie par accident. Une simple phrase prononcée sans y penser lors d’un dîner au sujet des potentiels du sexe virtuel avait suscité un énorme battage médiatique – lui-même avait déploré avoir été dépassé par les événements. La société fondée par Lanier en 1984, VPL a lancé le premier visiocasque. Pourtant, huit ans plus tard, VPL étant menacé de faillite, Thomson CSF Ventures en a racheté les brevets.

Au début des années 90, la Réalité Virtuelle était on ne peut plus tendance. Les médias s’extasiaient des expériences en cours. Ainsi, l'Agence Spaciale Européenne (ESA) travaillait sur une simulation de sortie dans l'espace pour les astronautes. Renault, Jaguar, Rover et Ford investissaient dans des ‘maquettes numériques’ d'automobiles. Au lieu de se contenter d'une représentation du modèle, les ingénieurs étaient en mesure de tester le véhicule comme s'il existait réellement. Ils pouvaient s’assoir à la place du conducteur, évaluer la qualité de la vision dans les rétroviseurs, la puissance de freinage... Au Japon, Matsushita avait réalisé une application amenant un acheteur potentiel à visualiser sa future cuisine et à s'y déplacer comme s'il y était : il pouvait tourner le robinet de l’évier, ouvrir un placard, sortir des assiettes... IBM proposait de visiter l'abbaye de Cluny reconstituée en images de synthèse. Un film est même sorti en 1992 avec Pierce Brosnan, The Lauwnmower Man.

La prochaine étape, chacun en était sûr, serait d’intégrer la Réalité Virtuelle dans des appareils grand public comme des consoles de jeux. Ce fut pourtant là que tout avait dérapé…

Dès 1991, Sega avait annoncé le développement d’un casque appelé Sega VR, destiné à fonctionner sur sa console Mega Drive. Pourtant, l’objet, initialement prévu pour le début de l’année 1994, n’avait jamais vu le jour, demeurant à l’état de prototype.

Nintendo, pour sa part, avait sauté le pas et dans les faits, il est probable qu’une partie de la mauvaise réputation acquise par la Réalité Virtuelle a été due au Virtual Boy de ce constructeur japonais. Pour commencer, ce curieux accessoire apparu en 1995 était une sorte de jumelle géante - si énorme que personne n’aurait osé la porter en public. Deuxième erreur de design : il était difficile de stabiliser ces jumelles, tout en manipulant la manette reliée à l’engin.

Une fois que l’on posait ses yeux sur le décor, apparaissait une image 3D en nuances de lumière rouge sur fond noir ! C’est sous cette forme, avec ces deux seules couleurs, qu’évoluaient Mario et autres personnages dans les décors des jeux. Parfois, des objets complexes comme des vaisseaux spaciaux étaient représentés en ‘fil de fer’. Dans un tel contexte, difficile de ‘croire‘ que l’on soit transporté dans un autre environnement, en particulier lorsqu’on joue sur un green de golf dont l’herbe est uniformément rouge.

Quid des maux de tête et de la fatigue oculaire ? Nintendo lui-même ne se faisait pas d’illusion et avertissait le joueur que sa machine était susceptible de provoquer des migraines.

Résultat des courses : le Virtual Boy a été un flop mémorable. Et a laissé un goût amer à ceux qui avaient eu la maladresse d’en acquérir un exemplaire. Si ça devait être cela, la Réalité Virtuelle, oublions !

« C’est vrai que, quand on parle de RV, les gens évoquent la Virtual Boy », concède Luckey. « Et c’était affreux. Cela figurait parmi ce que l’on faisait de mieux à l’époque, mais les gens ont gardé le souvenir d’une piètre expérience. La technologie n’était pas prête. Même si tout avait été fait parfaitement, ils n’auraient pu réaliser un appareil de RV à même de satisfaire les consommateurs. Pour cela, il a fallu attendre jusqu’à ces dernières années ».

Il semblait effectivement que le Virtual Boy ait sonné le glas de la Réalité Virtuelle dans le domaine des jeux vidéos. Lors des divers salons, il arrivait que des journalistes testent des modèles proposés par des sociétés comme eMagin ou Vuzix. Verdict : au bout de quelques minutes, d’étranges sensations pouvaient apparaître. Une envie de vomir. Quelques maux de tête. Une impression de vertige. Autant le dire : cette technologie ne semble pas prête à conquérir le foyer.

La Réalité Virtuelle a tout de même effectué des percées dans des secteurs comme le militaire, le médical, l’architecture ou encore la formation au pilotage de train ou d’avion avec certes des coûts sans commune mesure, se chiffrant en dizaines de milliers d’euros.

« La Réalité Virtuelle était populaire dans les années 80 et 90. Il y avait cette promesse que quelque chose était en train d’advenir. Hélas, beaucoup de gens se sont brûlés les doigts » reconnaît Palmer Luckey.

Pourtant, durant l’année 2009, tandis qu’il explore les entrailles des iPhones, Lucky acquiert le sentiment que l’heure de la Réalité Virtuelle pour le grand public aurait peut-être enfin sonné.

Qu’est ce qui a changé entre temps ? En premier lieu, l’essor de la téléphonie mobile a favorisé le développement de technologies miniaturisées, ultra performantes et peu coûteuses. Cela couvre aussi bien l’affichage que la détection de mouvements.

Désireux d’aller de l’avant, Luckey patrouille des sites comme eBay et autres lieux de ventes aux enchères et liquidation. Première surprise : des systèmes qui pouvaient jadis coûter jusqu’à 100 000 dollars sont désormais disponibles pour moins de 90 dollars. Il se rabat sur un modèle à 400 $, le Vuzix iWear VR200. Et comme il possède un PC surboosté pour les jeux vidéos, Palmer se livre à ses premières expériences immersives. Intrigué par ce premier essai, il acquiert un visiocasque plus évolué, le eMagin Z800 3DVisor. De fil en aiguille, il en vient à tester plus de 50 visiocasques différents – la plus grande collection privée au monde, affirme-t-il.

L’heure est venue d’aller plus loin et il démarre ses recherches sur un système qui irait plus loin que tous ceux qu’il a vus jusqu’alors. Palmer Luckey est pleinement conscient des défauts de la Réalité Virtuelle, et plus particulièrement dans le secteur des jeux. La sensation de nausée est le plus souvent citée. Elle est due en partie au fait que les images ne s’affichent pas instantanément lorsqu’on balaye un décor du regard. Qui plus est, le cerveau n’est pas facile à duper.

La vitesse de réaction du système est tout aussi importante. Dans un jeu vidéo, quelques millisecondes de latence entre le moment où l’on actionne un bouton et celui où l’action est effectuée peuvent signifier que le personnage que l’on pilote est mort. Dans une application de Réalité Virtuelle, si les images tardent à se rafraîchir, la magie disparaît et un malaise s’installe.

Palmer Luckey prend en compte ces problèmes et prend plusieurs décisions phares. Ainsi, il opte pour une vision stéréoscopique particulièrement large. Sur la plupart des casques, l’angle de vision est limité à 40° environ. Luckey opte pour un un champ de vision bien plus vaste, de 90°. Pour la qualité visuelle, il souhaite un débit d’images très largement supérieur à celui du cinéma. La qualité du logiciel est tout aussi primordiale. Ledit logiciel, comme pour la Kinect de Microsoft, s’acharne à prédire quel sera le prochain mouvement de l’utilisateur, afin de réduire à un niveau minimal toute latence d’affichage. Telle est la piste à suivre.

En dépit de toutes ces innovations, il manque encore quelque chose. La sensation d’immersion n’est pas là. Les temps de réponse, la finesse d’image sont encore insuffisants.

Pour sortir de l’impasse, Palmer Luckey cherche une aide auprès d’autres mordus de l’informatique. En novembre 2010, sur un forum intitulé Meant to Be Seen (Destiné à être vu), il annonce avoir développé PR1 (Prototype 1), un appareil de Réalité Virtuelle innovant. Il explique que, pour le moment, l’appareil n’affiche que des images 2D. Il est encore si imposant qu’il est nécessaire de placer un contrepoids de 1 kg à l’arrière. Son annonce fait toutefois l’objet d’un intérêt certain.

Durant les 10 mois qui s’ensuivent, Luckey continue de faire évoluer son casque et tient les abonnés du forum en haleine, au fil des évolutions.

Alors qu’il approche de ses 18 ans, le destin vient donner un coup de pouce. Palmer Luckey s’inscrit à une école de journalisme de Long Beach. Il décroche en parallèle un job à l’ICT (Institut de Technologies Creatives) qui est rattaché à l’USC (University of Southern California).

On ne saurait rêver d’un meilleur job... L’ICT est dirigé par un dénommé Mark Bolas et ce dernier souhaite que Luckey travaille au sein d’une équipe qui a pour objectif de faire baisser le coût des accessoires de Réalité Virtuelle !

« Ce qui distinguait Palmer, c’est la connaissance qu’il avait acquise de l’histoire de la Réalité Virtuelle » a expliqué Mark Bolas.

Luckey est ainsi aux premières loges pour réfléchir aux technologies immersives.

A domicile, le travail sur son visiocasque se poursuit de plus belle. Pour donner l’illusion de la 3D, Luckey teste divers écrans de smartphones mais la résolution n’apparaît pas suffisante. Il finit par trouver ce qu’il désire sur un écran de 12,1 cm de Fujitsu dont il utilise une moitié pour chaque oeil. Pour ce qui est du débit d’image, il vise tôt ou tard les 1000 images par seconde.

Le 25 septembre, au terme d’un long travail, le fer à souder à la main, Luckey peut annoncer sur son forum Meant to be seen qu’il a à présent réalisé le PR3, un prototype qui gère la 3D.

Lyrique, il décrit la frisson de pouvoir regarder au loin forêts et montagnes, de sentir le vent, de marcher sur un pont post apocalytique, recouvert de rouille, portant les marques d’une bataille.

« Vous tentez de vous convaincre que vous êtes en train de regarder un écran. Pourtant, tandis que vous observer le ciel bleu et que votre regard se perd au loin, vous avez du mal à croire que ce soit le cas. »

La description se prolonge, au point où Palmer s’excuse d’avoir été aussi bavard…

« Désolé, mais je suis resté éveillé pendant plus de 30 heures, sans dormir, dans l’espoir d’annoncer quelque chose qui aurait de la consistance. Merci pour votre soutien. Je n’aurais pas pu le faire sans la connaissance et l’inspiration des membres de ce forum. »

Il annonce enfin qu’il travaille sur le PR5, avec un champ de vision très étendu. A sa façon, Palmer Luckey est devenu une vraie célébrité sur le forum et un buzz commence à prendre forme.

Un tournant se produit en avril 2012. Parmi ceux qui suivent de près les évolutions du protototype de Luckey se trouve le texan John Carmack. Pour un grand nombre de joueurs, Carmack est une véritable légende. Il est l’un des créateurs du célébrissime jeu Doom. C’est aussi un programmeur qui a révolutionné le jeu vidéo en proposant les premiers titres offrant une représentation en 3D en temps réel (où les images se déplacent là où le joueur regarde).

Tout comme Luckey, Carmack a fait de l’immersion dans les jeux une sorte de croisade, et cela l’a peu à peu mené vers la Réalité Virtuelle. Membre du forum Meant to be seen, il s’est intéressé aux travaux de Luckey. Or, le 15 avril 2012, ce dernier annonce qu’il est en train de construire le PR6, un appareil qu’il a surnommé le Rift (en français : fissure). Il évoque aussi son intention de développer un kit pour les développeurs et de faire appel au financement participatif.

Carmack adresse alors un message privé à Luckey. Est-ce qu’il consentirait à lui prêter une unité ? Luckey est tétanisé par le message qu’il reçoit : Carmark est une de ses idoles. Dans un accès de frénésie juvénile, il lui adresse immédiatement l’un de ses deux prototypes, sans exiger la moindre garantie ou poser la moindre condition.

À peine a-t-il reçu la bête que Carmarck se met au travail. Il se trouve que, pour obtenir un champ de vision de 90°, Luckey a posé des verres grossisseurs sur l’affichage. Or, il en résute un image un peu distordue. Carmack développe donc une version de Doom 3 qui corrige cette distorsion visuelle, au niveau logiciel. Il en résulte une image claire et réellement immersive.

Sans nul doute, il y a là quelque chose de révolutionnaire : un système de RV d’une qualité sans précédent et qui pourrait être vendu au tout-venant. Carmack veut désormais aller plus loin. Il demande à Palmer Luckey si ce dernier accepterait qu’il dévoile publiquement le Rift lors de l’E3 de juin.

L’E3 est la grand messe des joueurs. Organisé chaque année à Los Angeles, ce salon surprend celui qui s’y rend pour la première fois pour sa démesure. Il faut une bonne semaine pour en arpenter les allées réparties sur plusieurs étages, sans parler des démonstrations plus restreintes dans des pièces séparées ou des événements organisés autour du Convention Center. Or, John Carmack veut profiter de l’E3 de juin 2013 pour frapper un grand coup.

En réalité, Palmer ne tarde pas à découvrir que Carmack a vu les choses en grand. Durant l’E3, le créateur de Doom enchaîne rendez vous sur rendez vous, faisant la démonstration du Rift et vantant les louanges de Palmer Luckey auprès de la presse.

Durant le salon, Carmack approche un dénommé Brendan Iribe et lui glisse un mot sur cet accessoire de Réalité Virtuelle. Iribe lui apparaît comme la personne de choix pour prendre en main les destinées d’Oculus. L’intéressé a d’abord fait carrière comme programmeur – sur la 4ème version d’un jeu mythique appelé Civilization puis a œuvré à la tête de deux sociétés phares pour ce qui est des interfaces de jeu vidéo, Scaleform & Gakai. A cette époque, Gakai vient d’être vendu à Sony pour une somme plantureuse : 380 millions de dollars.

En apprenant qu’Oculus sévit dans la RV, Iribe fait la fine bouche. C’est bon, John, laisse tomber… Tout de même, Carmack est une légende vivante dans le domaine et ce qu’il affirme a une indéniable valeur. Iribe se laisse ainsi convaincre d’au moins aller jeter un œil…

Le 4 juillet, jour de la célébration de l’indépendance américaine, Iribe débarque au domicile de Palmer Luckey. Ils se rendent dans un hôtel pour la grande démonstration. L’Oculus Rift ne s’apparente pas encore à un ‘produit de masse’. Il se présente alors sous la forme de circuits électroniques maintenus ensemble par du ruban adhésif, avec des fils qui pendouillent ici ou là. Rien de sexy en apparence.

« Cela ressemblait à un projet scientifique de lycén » explique Luckey pour résumer sa première impression.

Pourtant, dès qu’il endosse l’appareil, sa perception change du tout au tout.

« Les cheveux derrière mon cou se sont dressés sur ma tête ».

Le jeune Palmer Luckey explique qu’il entend vendre cet appareil à un prix abordable par tous, soit environ 500 dollars – là où les systèmes de qualité comparable utilisés dans l’industrie coûtent des dizaines de milliers de dollars.

Nul besoin d’insister : Iribe est convaincu. La société Oculus VR est fondée dans la foulée et Brendan Iribe en prend la direction, rejoint par d’autres vétérans du domaine, Nate Mitchell et Micheal Antonov.

Palmer Luckey, pour sa part, dit adieu à ses études de journalisme. Il y était pourtant attaché et se voyait fort bien devenir un auteur technique spécialisé. Au sein de la start-up, le jeune homme se fait aisement remarquer par le fait que, par défaut, il déambule pieds nus. C’est tout juste s’il porte des sandales pour se rendre au bueau. Pour le reste, il consomme sa dose quotidienne de jus de mûres enrichi de vitamines.

Pour aller de l’avant, il faut de la trésorerie. Iribe investit quelques centaines de milliers de dollars de ses deniers personnels. Dans le même temps, Iribe et Luckey conviennent de faire appel au financement participatif, sur le site Kickstarter. Dans un premier temps, ils entendent se concentrer sur les développeurs de jeu.

Ce que propose Oculus, c’est de fournir un kit de développement comprenant un prototype de l’appareil, et la version spéciale de Doom 3 développée par Carmack, le tout contre un engagement à verser 300 dollars. Une vidéo de présentation est réalisée afin de vanter les mérites de l’opération. Oculus pose un seuil à atteindre qui est au départ de 500 000 dollars, mais Luckey s’en inquiète et divise finalement ce montant par deux.

Le buzz que Luckey a développé au travers de sa présence sur les forums a porté ses fruits. D’heure en heure, les promesses de fond se succèdent rapidement. Le 1er septembre, il apparaît que le projet d’Oculus VR a récolté 2 437 429 dollars !

La plupart des donateurs se sont contentés de petites contributions. Ils ont tout de même été plus de 7 000 à débourser les 300 dollars exigés pour le kit.

Nanti d’une telle manne, Oculus peut voir beaucoup plus grand. Un ingénieur d’Apple, Nirav Patel, est embauché avec pour mission d’affiner la perception des mouvements du joueur et réduire autant que faire se peut la latence. Le champ de vision est porté à 110°, comparable à ce que voit notre œil en temps normal. Au niveau de l’affichage, Oculus opte pour une techologie d’écran innovante, l’AMOLED, capable de modifier les couleurs en moins d’une milliseconde.

Gabe Newell appporte un soutien de taille. Le studio qu’il a fondé, Valve, a publié un jeu mythique, Half Life (1998) mais aussi Portal (2007). Or, chez Valve, sévit un ingénieur clé, Michael Abrash qui s’intéresse à la Réalité Virtuelle depuis un bon moment, et n’a pas manqué d’examiner dans le détail le prototype d’Oculus.

Ce jour là, Iribe reçoit un appel essentiel : Michael Abrash déclare avoir fait évoluer le prototype et disposer d’un modèle qui n’engendre aucun malaise au joueur – ce qui a été testé sur plusieurs cobayes.

Sans attendre, Iribe saute dans un avion et se rend dans les locaux de Valve à Seattle – la ville située non loin de la frontière canadienne, où se trouvent Microsoft et Amazon.

Brendan Iribe est conduit dans une pièce de test, dans laquelle les ingénieurs de Valve ont disposé un grand nombre de ‘marqueurs’ destinés à aider le casque d’Oculus à repérer sa position. Iribe est conduit à essayer le prototype mis au point par Abrash et alors relié à une série de câbles et circuits électroniques.

La démonstration démarre. Une série de cubes flottants apparaissent devant les yeux d’Iribe, mais aussi sur sa droite comme sur sa gauche. Il se retourne et en découvre d’autres. Il s’accroupit pour mieux les observer du dessous et cela marche comme sur des roulettes. Et sans malaise !

Durant les démonstrations qui s’ensuivent dont certaines au sein de mondes virtuels, Iribe s’acharne à secouer la tête, s’attendant à ressentir le sentiment de nausée prévu. Il ne survient pas.

Le plus étonnant survient à la fin de la démonstration : Iribe n’a aucunement envie de retirer son casque. Il en redemande. Et se livre à un nouveau parcours de chaque monde virtuel, just for fun. Lorsqu’il retire le visiocasque, il se hasarde à demander combien de temps de la démonstration a duré ?

- 45 minutes, répond le démonstrateur.

« Cette fois, je me suis vraiment dit que cela allait prendre une toute autre échelle que je prévoyais » reconnaît Brendan Iribe.

Lors du salon E3 qui démarre le 11 juin 2013, l’Oculus Rift avec sa belle allure de lunettes de ski d’une teinte noire fait sensation à grande échelle. Les journalistes qui ont fait le déplacement du monde entier et qui ont la chance de tester la bestiole rapportent le message qu’ils ont vu la Vierge.

Un autre tournant se produit à l’automne 2013. Electrisé par le projet Oculus Rift, Carmack décide de quitter le studio id Software qu’il a fondé en 1991. Il rejoint Oculus en tant que CTO (président de la partie Technique). Désormais, il peut consacrer son talent mythique de l’ingénierie à cet appareil révolutionnaire.

À la mi-octobre, lors d’une conférence pour les joueurs, Iribe est en train de faire l’article. Brian Cho, partenaire de la firme de capital risque Andreessen Horowitz se trouve dans l’assistance et demande s’ils pourraient voir la chose. Chris Dixon, un autre partenaire de Andreessen Horowitz va résumer ainsi sa stupéfaction…

« Dans ma vie, j’ai vu cinq ou six démonstrations informatiques qui m’ont fait penser que le monde allait connaître un grand changement : l’Apple II, Netscape, Google, l’iPhone… Et Oculus ! »

Dans la foulée, Andreessen Horowitz investit 75 millions de dollars dans la start-up.

E n janvier 2014 lors du salon CES où une nouvelle version de l’Oculus Rift est présentée à des journalistes du monde entier.

Il est alors révélé que plusieurs studios d’importance ont concocté quelques démonstrations de tailles. Parmi elles, une version spéciale du best-seller Gears of War de Epic Games ou encore Eve Online de CCP. Là n’est pas tout, car ce nouveau Graal interpelle des géants du cinéma. Framestore, une société d’effets spéciaux, a créé une démonstration autour de la série Game of Thrones. Alfonso Cuarõn le réalisateur de Gravity a exprimé son intérêt pour l’Oculus Rift.

Parmi les soutiens qui comptent figurent celui de Mark Long. Expert de la Réalité Virtuelle depuis une vingtaine d’années, il a jadis travaillé sur une console de RV pour Hasbro, un projet qui a englouti près de 60 millions de dollars en pures pertes. Autant dire, qu’en la matière, il revient de loin.

« Jusqu’alors, si on me me parlait de RV, je disais : ‘nous sommes passés par là. La technologie était si décevante qu’elle a anéanti tous les espoirs » estime alors Long.

Pourtant, l’Oculus Rift l’a rapidement convaincu que quelque chose avait changé.

« Ils ont résolu chacun des problèmes liés à un tel appareil, avant tout le confort d’usage et ce que j’appelle la ‘psychophysique’.

Le secteur de la Réalité Virtuelle grand public est d’ores et déjà revitalisé. Un géant vient de se positionner à son tour : Sony avec son Project Morpheus.

En mars, tandis que les gens d’Oculus sont à la Game Developers Conference, et que la société vient de livrer ses premiers kits de développement, dans les coulisses, un événement de taille se prépare…

Depuis quelques mois, Mark Zuckerberg, le créateur et PDG de Facebook a été saisi d’une frénésie d’achats, avec notamment Whatsapp parmi les gros poissons qu’il vient de pécher. À présent, il lorgne ouvertement vers l’Oculus Rift. En février 2014, il teste le tout dernier prototype et se montre immédiatement convaincu.

En apprenant que Zuckerberg s’intéresse à Oculus, Luckey ne sait que penser. Et de ce fait, Facebook va devoir opérer une danse du ventre en vue de convaincre la société californienne qu’elle est l’acquéreur qu’il vous faut.

Les cadres d’Oculus découvrent que Zuckerberg, fidèle à sa répution, opère à la manière d’un ‘rayon laser’. Le PDG de Facebook estime que la Réalité Virtuelle dépasse très largement le champ du seul jeu vidéo : c’est une plate-forme de communication à part entière. Un outil qui doit servir à partager des expériences. Son discours fait peu à peu chavirer les membres d’Oculus. Et oui : ils sont assis sur quelque chose qui transcende largement le secteur des consoles et des PC de jeux !

Dès la mi-mars, Zuckerberg rend public sa décision d’englober Oculus et s’en confie dans un message sur sa propre page Facebook.

« Imaginez que vous trouviez assis dans une salle où se trouvent des étudiants et professeurs du monde entier, que vous puissiez recevoir une consultation du médecin comme si vous si étiez – tout cela juste après avoir enfilé des lunettes chez vous. »

Le rachat est officialisé le 25 mars 2014. Facebook vient de lâcher 2 milliards de dollars – dont 400 millions en cash – pour absorber Oculus.

La communauté des premiers fidèles de Palmer Luckey prend très mal cette décision de se vendre à Facebook. Instantanément, le site d’Oculus se voit saturé de messages fielleux ou ironiques, incluant la menace d’annuler des pré-commandes. L’un d’eux donne la tonalité du lot :

« Je pensais honnêtement que Palmer avait la possibilité de devenir le prochain Steve Jobs. A présent, il est probable qu’il sera relégué à une note de bas de page dans l’histoire de la Réalité Virtuelle. »

S’il affirme pleinement comprendre la réaction de ces fans de la première heure, Luckey passe la matinée du 26 mars sur divers forums à tenter de relativiser les choses.

« Jusqu’à présent, chaque produit de Réalité Virtuelle avait connu un échec, » explique-t-il. Et d’ajouter qu’à présent, Oculus n’a plus à se soucier d’obtenir des prêts bancaires pour financer des développements, avec le risque de faire faillite en route et tout perdre. A présent, Oculus a les moyens de développer son propre système d’affichage, sans avoir à dépendre de l’écosystème des téléphones mobiles.

Luckey s’acharne aussi à rendre hommage aux membres du forum Meant to be sans lesquels ‘rien de tout cela n’aurait été possible’.

Une semaine après l’annonce, Michael Abrash, l’ingénieur de Valve spécialisé dans la RV rejoint Oculus, complétant ainsi une équipe de spécialistes sans précédent.

Présent à la conférence Disrupt organisée par TechCrunch en mai 2014, Brendan Tribe justifie l’acquisition par une vision ultra ambitieuse :

« Est-ce que nous voulons être une plate-forme de choix pour un milliard d’utilisateurs ou pour 10, 20 ou 50 millions ?».

En d’autres termes, les consoles peuvent toucher des dizaines de millions d’utilisateurs mais pas davantage. Le véritable marché est celui du grand public au sens très large.

De fait, l’Oculus Rift ouvre une révolution sans précédent dans le secteur des loisirs. Si le champ des jeux s’ouvre en grand, avec des simulations de saut en parachute ou de parcours sur des montagnes russes, les applications potentielles semblent illimitées. L’une d’elles offre la possibilité de regarder un film comme si l’on se trouvait dans une salle de cinéma avec un écran géant. La téléconférence est une autre piste. Ou encore la visite guidée d’un musée par une classe d’élèves sans quitter la salle où il se trouvent. Roller, l’une des grandes sociétés de cinéma 3D ambitionne des retransmissions d’évenements sportifs ‘immersives’.

Avant de se rendre dans une ville à l’étranger, on pourrait la visiter virtuellement, commencer à repérer des endroits que l’on aimerait visiter. Ce pourrait être vrai aussi pour une visite de château. Plus simplement, avant de se rendre à un rendez vous, on pourra faire la ballade "virtuellement", pour bien se repérer. Bien d’autres applications pour le grand public sont envisageables : apprendre un sport, suivre un cours de cuisine avec un professeur virtuel qui nous montre pas à pas ce qu’il faut faire, apprendre à conduire ou piloter etc.

Luckey est le premier ambassadeur de cette nouvelle expérience qui va s’ouvrir à nous, quitte à ce que certains puissent être tentés de s’y réfugier, fuyant une réalité qui ne parviendrait pas à offrir autant de fun… Les risques ? Ils dépassent tout ce que l’on aurait pu redouter jusqu’alors en terme de substitut à la réalité pour les asociaux de tous poils. D’ici quelques décennies, certains pourraient même choisir de passer plusieurs jours dans des environnements virtuels, goûtant d’un luxe qu’ils ne pourraient jamais s’offrir. D’autres, confortablement installés dans leur salon prendront plaisir à arpenter les rues de la Rome ancienne, à s’immiscer dans l’infiniment petit. On pourrait avoir Lana del Rey comme fiancée d’un soir, une dulcinée apte à se laisser séduire là où les filles en chair et en os de son quartier se montrent plus farouches.

Paradis ou enfer ? Quoi qu’il en soit, il est trop tard pour reculer…

© Daniel Ichbiah - Les Rebelles Numériques - 2014



[1] A J. Allen Schaben du Los Angeles Times.


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