"Google prépare la plus grande révolution de la civilisation depuis l'invention de l'imprimerie… "
Celui qui s'exprime ainsi n'est pas un responsable du marketing ou un chef des ventes soucieux de vendre ses AdWords. Il s'agit de Vinton Cerf, un ancien chercheur de l'université de Stanford devenu célèbre pour avoir été le co-inventeur du TCP/IP, la méthode utilisée pour la transmission des données sur Internet. En 1974, l'univers de l'informatique évoquait une Tour de Babel : chacun communiquait avec ses pairs, et uniquement avec ceux-ci. Il manquait une passerelle universelle et celle-ci a été définie par Vinton Cerf, un chercheur affecté dès son jeune âge par une déficience au niveau de l'ouïe et son compère Bob Kahn. De nos jours, ce sexagénaire à la barbe blanche donne régulièrement des conférences concernant le devenir du Net et ses dérives comme le spam (courrier indésirable) qu'il s'est donné pour mission de combattre.
En septembre 2005, Google Inc a jugé avisé d'embaucher Cerf et l'a affublé d'un titre comme seules savent en inventer les entreprises américaines : " évangéliste de l'Internet ". Une appellation qui pourrait prêter à sourire vue de France, mais qui est courante aux USA où des sociétés comme Apple ou Microsoft passent régulièrement des annonces pour recruter des " évangélistes système ", un métier désignant des spécialistes de Windows ou de Mac OS chargés d'en promouvoir les bienfaits à grande échelle.
Convaincu des bienfaits qu'Internet peut apporter à la civilisation, Vinton Cerf n'a pas de difficulté particulière à assumer la mission que lui a assignée Google. Celui que l'on désigne couramment comme le " père de l'Internet " peut même se montrer lyrique dès lors qu'il évoque le projet de Bibliothèque Mondiale de Google, soit l'ambition d'offrir, depuis un simple ordinateur connecté à Internet, l'accès à une base de données intégrant tous les livres publiés dans le monde, sans exception. Pourtant, les envolées du sage de service ne seront pas de trop face à la levée de boucliers qui s'est opérée mondialement...
Larry Page et Sergey Brin ignorent la demi-mesure. Ils envisagent d'intégrer dans leur base documentaire un fonds dépassant très largement la liste des ouvrages commercialement disponibles. Il se trouve que l'inventaire des volumes qu'il est possible d'acheter en librairie à un moment donné ne représente que 5 % du patrimoine littéraire mondial. Les 95 % d'ouvrages qu'il ne serait pas possible d'acquérir résident dans les grandes bibliothèques du monde. Ainsi, la Bibliothèque Nationale de France (B.N.F.) est censée recevoir un exemplaire de chaque livre suite à la règle du " dépôt légal " instauré en 1537 par François Ier, supprimé sous la Révolution avant d'être rétabli et renforcé. Il résulte de telles coutumes que les grandes bibliothèques sont devenues d'immenses réservoirs de la connaissance et que pour la plupart, elles tiennent à préserver le statut de garant du patrimoine qui leur a été historiquement confié. En s'immisçant dans le périmètre de telles institutions avec ses robots scanneurs et son allure au pas de charge, Google bouleverse le landernau, et donne l'impression d'adolescents qui visiteraient le Palais de Versailles en roller-skates, quitte à zigzaguer au milieu du mobilier royal...
De nos jours, si quelqu'un désire acquérir une connaissance intime sur François Villon, la civilisation maya ou la sculpture sur bronze, il va probablement chercher s'il existe des pages Web sur la question. Dans la pratique, il restera souvent sur sa faim, la plupart des sites ne faisant que survoler de tels sujets. Qui plus est, les données contradictoires abondent, amenant rapidement à cultiver une suspicion envers le Web en tant que source d'information digne de confiance. Tôt ou tard, celui qui désire appréhender en profondeur de tels thèmes va se tourner vers des écrits spécialisés. Il peut alors acquérir des livres ou encore jouer le rat de bibliothèque, consultant ouvrage sur ouvrage selon la densité de sa quête.
Si Google parvient à ses fins, il sera demain possible d'obtenir une telle qualité d'information depuis son ordinateur, sans quitter le domicile. Avec au passage la capacité d'effectuer des recherches précises afin de repérer rapidement certains passages jugés cruciaux d'une encyclopédie ou d'une anthologie.
Faut-il se réjouir d'une telle évolution ? Les avis divergent d'une diamétrale manière et reflètent un choc des cultures avec d'une part, un rêve officiellement magnanime et de l'autre, tout un corps de métier, de conservation et d'expertise qui s'estime malmené par des méthodes irrespectueuses.
Google Book (anciennement Google Print) est le projet le plus ambitieux jamais conduit par la société de Larry Page et Sergey Brin et peut-être aussi par une entreprise quelconque depuis des décennies. Il représente un défi technologique titanesque car des milliards de livres attendent d'être numérisés sous forme d'image puis convertis en texte au moyen de logiciels appropriés. Le projet paraît fou, fou, fou... A tel point que l'on comprend qu'il s'accompagne d'une sorte de frénésie de la part de ceux qui en ont assumé la charge. Il soulève une controverse qui se répand sur toute la planète, y compris au sein des Etats-Unis où l'on pouvait croire que l'attachement à la liberté d'entreprendre est un principe sacro-saint. Il semble que Google Inc mû en partie par l'enthousiasme déclenché par le projet soit allé juste un peu trop vite en besogne, négligeant d'asseoir certains aspects juridiques essentiels avant de procéder à la numérisation effective des oeuvres, et négligeant tout autant de reconnaître aux actuels acteurs de l'édition et de la sauvegarde des fonds culturels nationaux l'importance de leur rôle et de leur désir de conserver leur rôles de maître à bord. Larry Page et Sergey Brin et leurs sbires ont agi comme s'ils voulaient marquer leur territoire en arguant d'un fait accompli. Comme si le raisonnement implicite était le suivant : " une fois les livres numérisés, comment revenir en arrière ? "
La femme qui a pris la direction de ce projet depuis plusieurs années déjà n'est autre que Susan Wojcicki, celle qui fut leur logeuse aux tous débuts de la société ¾ c'est dans sa maison que Larry Page et Sergey Brin s'étaient installés à la fin 1998. Sa nomination à ce poste la situe dans une tradition familiale : Wojcicki a eu pour grand mère la responsable du département slave de Librairie du Congrès durant trente années. Si l'on croit celle qui est devenue l'une des vice présidentes de Google, le duo Page et Brin aurait envisagé un tel projet dès le tout début du millenium. À défaut de disposer des ressources suffisantes pour le mettre en œuvre à cette époque, les deux fondateurs aimaient jongler avec les mathématiques impliquées dans une telle aventure.
" Ils effectuaient des calculs en vue d'appréhender combien de machines seraient nécessaires, combien d'heures cela prendrait. C'est ainsi qu'ils ont perçu que le projet était en soi réalisable, " a déclaré Wojcicki.
Lorsqu'il est apparu que la société disposait de fonds suffisants pour entamer ce programme de numérisation, plusieurs ingénieurs ont reçu pour mission d'explorer les technologies de scan des documents, le reste appartenant à l'Histoire - voir chapitre 17.
Si la question de la Bibliothèque Mondiale est complexe, c'est parce qu'elle comporte trois volets distincts : 1.
La numérisation d'œuvres détenues par des bibliothèques, comme celles des universités et tombées dans le domaine public, 2.
La numérisation d'extraits d'œuvres actuellement commercialisées par les éditeurs, 3.
La numérisation d'œuvres détenues par des bibliothèques, et protégées par un droit d'auteur.
Comme nous allons le voir, c'est sur le troisième volet que Google s'est heurté à la plus forte opposition de la part du monde de l'édition.
Le premier volet est le plus simple, même s'il n'est pas d'une totale limpidité. À partir du moment où des écrits sont entrés dans le domaine public, leur digitalisation ne pose aucun problème.
" La mise à disposition d'œuvres du domaine public a été constatée dès les débuts d'Internet ", rappelle Hervé Hugueny du magazine professionnel Livres Hebdo qui suit régulièrement le dossier. " La B.N.F et d'autres bibliothèques y ont d'ailleurs participé. "
Que change l'arrivée de Google ? C'est que jusqu'à présent, de telles offres étaient dispersées alors que le moteur de recherche dominant est en mesure de conduire de façon plus directe vers le téléchargement de telles œuvres. Les éditeurs qui publient régulièrement ce que l'on appelle les " classiques " pourraient d'aillers trouver là un manque à gagner conséquent. Pour information, il importe de savoir que les récits relatifs à la mythologie ancienne ont longtemps représenté les meilleures ventes annuelles d'une édition telle que Marabout.
Là n'est pas tout. Lorsque l'œuvre classique a fait l'objet d'une adaptation, sa présence dans le domaine public n'est pas acquise.
" Celui qui a traduit l'Ilyade et l'Odyssée peut réclamer des droits, " expliqué Hervé Hugueny. " Si Google met en ligne une traduction du 18ème siècle, elle est libre de droit. En revanche, ce n'est pas le cas pour une adaptation récente. "
Dans la pratique, bien que Google ait recueilli l'aval de plusieurs bibliothèques américaines, l'annonce effectuée à la fin 2004 a provoqué un choc au niveau de leurs homologues d'Europe et d'ailleurs. Dans de nombreux pays, des programmes de numérisation des œuvres du domaine public étaient déjà en place. Il manquait certes une coordination et une volonté commune de protéger ce qui apparaît comme le patrimoine national et l'on peut reconnaître à Google le mérite d'avoir précipité les choses en la matière. Le projet américain a bel et bien provoqué un réveil des énergies.
Peu après l'annonce de Google de décembre 2004, Jean-Noël Jeanneney, le président de la Bibliothèque Nationale de France (B.N.F.) a pris son bâton de pèlerin pour alerter l'opinion publique comme les gouvernements, du danger qu'il percevait dans une telle démarche.
" Il serait dangereux pour l'héritage culturel de l'humanité de laisser s'organiser une sorte de quasi monopole dans le champ de la numérisation des livres ! " estime Jean-Noël Jeanneney.
Dès janvier 2005, l'ancien secrétaire d'Etat à la communication de François Mitterrand a organisé une contre attaque au niveau européen. Depuis 1997, la B.N.F avait mis en œuvre le projet Gallica et au début de l'année 2005, quatre-vingt mille ouvrages étaient d'ores et déjà proposés en ligne sous forme d'images. Un projet était en cours afin de soumettre ces informations à un logiciel d'OCR (à même de convertir ces images en textes sur lesquels il soit possible d'opérer des recherches). La B.N.F ambitionne d'inclure entre cent mille à cent-vingt mille nouveaux ouvrages chaque année dans la base Gallica.
Parmi les critères qui tiennent à cœur pour ce garant de la culture, figure la protection d'une certaine vision de la littérature. Jeanneney affirme qu'il faut favoriser une organisation des données qui respecte la façon de voir à la française :
" J'aimerais qu'il existe un fil d'Ariane. Si je veux faire un parallèle entre Corneille et Racine, si je veux savoir dans quelle pièce a été dit quelque chose, il importe que les données soient organisées en conséquence ".
L'initiative française a rapidement rencontré des échos dans d'autres pays du monde.
" Malgré ce que certains américains ont essayé de faire croire ", explique Jeanneney, " il est vite apparu qu'il ne s'agissait pas de l'Europe face aux USA. Tous les continents se sont sentis impliqués : Chine, Inde, Afrique, Amérique Latine…. "
Jeanneney évoque une prise de conscience collective, avec des conséquences inattendues. Ainsi, des passerelles se mettent en place pour constituer, au Luxembourg comme à Montréal, un réseau de bibliothèque numérique francophone. Il insiste au passage pour expliquer que de tels projets ne sont aucunement fermés.
" Si nous faisons une bibliothèque numérique européenne, Google pourra s'y référer. Ce que je veux, c'est qu'ils ne soient pas les seuls à numériser. Il n'y aucun reproche moral ou intellectuel de ma part. Je ne veux pas qu'apparaisse un quasi monopole de la littérature en numérique. " Et de rappeler au passage que " ce sont les USA eux-mêmes qui ont inventé les lois anti-monopoles. "
Le deuxième volet concerne la relation avec les éditeurs pour les œuvres disponibles dans le commerce. Google a fait connaître son intention de proposer des extraits de tels livres depuis son moteur de recherche. En soi, une telle annonce aurait pu ravir les éditeurs puisqu'elle multiplie les chances, pour un amateur de littérature, de tomber fortuitement sur un livre, et donc de vouloir l'acheter. Pourtant, la réserve a été de mise dans la plupart des grandes maisons.
Un dénommé Adam Smith a été chargé des négociations avec les éditeurs et le modèle qu'il a fait connaître est le suivant. L'intégralité du livre est numérisé. Toutefois, celui qui effectue une recherche à partir de ce service n'en voit jamais qu'un court extrait ¾ dont la taille peut être définie par l'éditeur. Généralement, il peut afficher une page du livre, et en feuilleter cinq au total, deux situées juste avant l'extrait et deux situées juste après. Google recommande de placer 20% du livre en lecture autorisée mais discontinue. En échange d'une telle collaboration, la société californienne fournit des liens vers des sites où le livre peut être acheté.
" Au début, les éditeurs américains étaient ravis de ce projet de contrat, " explique Hervé Hugueny de Livres Hebdo. " Ils y voyaient la possibilité de contrebalancer la toute puissance du libraire en ligne Amazon, qui, étant donné sa position ultra dominante, devenait de plus en plus gourmand et pouvait négocier durement les taux de remise. "
Dans la pratique, peu d'éditeurs de renom se sont laissés tenter par une telle offre.
" Les grands éditeurs estiment que l'échange que leur propose Google, c'est à dire une meilleure visibilité de leurs œuvres, n'est pas équilibré. Eux-mêmes apportent une valeur ajoutée à Google qu'il faudrait chiffrer. Ils considèrent que les termes de l'échange leur sont défavorables et de plus, ils ne tiennent pas à mettre tous leurs œufs dans le même panier, " ajoute Hugueny.
Emmanuel Schalit, Directeur Adjoint de La Martinière se montre sévère quand à l'affichage de ces passages isolés qui en viendrait à dénaturer le propos des auteurs : " Au niveau du droit moral, ce que fait Google en publiant des extraits illisibles peut amener à faire dire n'importe quoi à un texte. "
Lors du Salon du Livre qui a démarré le 18 mars 2006, Google France était présent au travers d'un stand et a entrepris de démarcher les éditeurs désireux de souscrire à son programme. Fort peu de maisons françaises ont répondu présent : Kargo, Elytis, Serre et Gandini... Selon John Lewis Needham, responsable du programme pour la France et la Grande Bretagne, les candidats auraient été une bonne centaine, si ce n'est qu'aucun grand nom n'y figure. L'un des participants, les éditions de l'Eclat que dirige Michel Valensi a fourni une centaine de livres pour le programme de numérisation. Or ce dernier, se déclare satisfait d'une telle association. L'opinion a été partagée par plusieurs éditeurs de Grande Bretagne, qui lors de la Foire du Livre de Londres le 5 mars du même mois, ont affirmé qu'ils auraient tiré de l'expérience une hausse de leurs ventes.
" Les petits éditeurs ont bien raison d'y aller car ils gagnent là une visibilité, " juge pour sa part Hervé Hugueny. Toutefois, l'absence des grands ne saurait durer indéfiniment si Google entend crédibiliser son approche. Il est à prévoir que ceux-ci ne donneront pas accès à leur catalogue sans exiger une contrepartie digne de ce qu'ils estiment eux-mêmes apporter.
C'est sur le troisième volet que les problèmes juridiques ont pris forme. Quid des œuvres détenues par une université mais couvertes par un copyright ou un droit d'auteur, quand bien même ce droit remonterait à un demi siècle ou davantage. Que faire si l'éditeur originel n'existe plus ? Qui peut prétendre détenir encore de tels droits : l'éditeur, l'auteur, ses héritiers ?
Sur les six bibliothèques qui avaient donné leur accord à Google à la fin de l'été 2006, les positions divergeaient fortement. L'Université du Michigan a donné le feu vert pour la numérisation de ses 7 millions de livres. University of California a suivi une même voie impliquant le scanning de tous ses ouvrages. Oxford University et la New York Public Library, en revanche, n'ont autorisé que l'accès à la partie de leur fonds qui relève du domaine public. Stanford University, pour sa part, n'avait pas encore arrêté sa position définitive et seuls les livres dont il est avéré que la publication avait cessé étaient soumis à un tel processus. Harvard, de son côté, entendait s'en tenir à une phase de test limitée, avant de se décider à aller de l'avant.
Pour Google, très rapidement, un problème d'échelle s'est posé. La chaîne mise en place pour la numérisation est d'une telle envergure qu'elle suppose un traitement global. L'infrastructure déployée à partir des bibliothèques d'universités comme celle du Michigan a de quoi donner le vertige. Après avoir été chargés dans de volumineux camions par des manutentionnaires de Google, les livres prêtés par ces institutions sont acheminés jusqu'à un immense entrepôt situé à quelques kilomètres au sud est des cubes de verre du Googleplex. Une fois déchargés et entreposés avec le plus grand soin, ils sont introduits dans d'immense machines à scanner équipés d'une technologie maison.
Lorsque les camions qui arrivent au centre de traitement acheminent ainsi des milliers de livres à chaque navette, comment trier ceux qui sont dans le domaine public de ceux qui ne le sont pas ? Il paraîtrait irréaliste, à chaque arrivage, de déterminer quels ouvrages sont totalement libres de droits et lesquels pourraient ne pas l'être encore. La simple recherche des ayant-droits pourraient prendre des semaines pour un livre particulier ! Or, l'entreprise californienne est soucieuse d'agir au plus vite.
Vers le début de l'année 2005, Google a arrêté une position unique permettant de traiter le problème plus aisément. Les éditeurs, tous comme les auteurs, ont le droit à un " opt-out " (demander à ce qu'une ou plusieurs œuvres soient retirées du programme de numérisation). Il suffit qu'une demande en bonne et due forme soit adressée pour qu'un livre ayant été numérisé soit retiré du programme Book Search. Afin de manifester sa bonne volonté, au moment de cette annonce, la société californienne a même décrété que durant trois mois, elle cessait toute numérisation des livres, afin de permettre au monde de l'édition de lui adresser ses demandes de opt-out.
Du côté du monde de l'édition, une telle vision n'a pourtant pas été appréciée. Les motifs de griefs sont de plusieurs niveaux. En premier lieu, les professionnels du domaine goûtent fort mal que Google soit en contrôle de l'opération sur des œuvres qui, fondamentalement, ne lui appartiennent pas. De plus, étant donnée la manie de conservation des informations qui est de mise en interne, rien n'indique qu'un livre, une fois numérisé puis supprimé du service Google Book ne demeurera pas présent dans les bases de données de Google. Or, la disponibilité d'une copie informatique d'un livre, où qu'elle se trouve, n'est pas à l'abri d'un éventuel piratage, et par conséquent d'une diffusion illicite.
" Ce qui fait peur aux éditeurs, " confirme Hervé Hugueny, " c'est que leurs œuvres soient numérisés sans qu'ils en aient la maîtrise et qu'à partir de là, elles puissent circuler sur Internet sans qu'il en aient la supervision ".
Le monde de l'édition américaine a pris ombrage des pratiques de Google et rapidement, des manœuvres judiciaires ont été entamées afin de mettre fin à la pratique du scanning sauvage, quand bien même il serait assorti d'un opt-out.
Le 20 septembre 2005, l'Authors Guild (une association qui défend les intérêts des écrivains américains) a annoncé qu'elle poursuivait Google en justice, auprès de la cour de Manhattan. Le chef d'accusation invoqué était la violation du droit qui serait commise à très grande échelle. La demande était accompagnée d'une " injonction à cesser toute numérisation ".
Pour sa défense, Google argue que le moteur de recherche ne fait apparaître que des extraits en rapport avec la recherche effectuée par un internaute, ce qui relève du droit de citation. Qui plus est, en donnant un coup de projecteur sur un livre assorti d'un lien vers une librairie en ligne, la société californienne contribuerait à favoriser des ventes de tels objets culturels. Le monde de l'édition ne l'entend pas de cette oreille et reproche plus simplement à la société de Mountain View d'effectuer la numérisation intégrale de livres dont les éditeurs et auteurs sont légalement propriétaires, sans en avoir eu la permission !
Jean-Noël Jeanneney s'étonne tout autant que Google Inc ait pu se permettre de négliger cet aspect juridique :
" Google a numérisés de nombreux ouvrages protégés par le droit d'auteur. C'est une contrefaçon, ne serait-ce que pour quelques pages. Il n'est pas concevable d'avancer sans un accord avec les éditeurs ! "
En octobre 2005, au terme de négociations acharnées qui se sont prolongées sur huit mois, plusieurs maisons d'édition de renom (McGraw-Hill, Pearson Education, Penguin Group, Simon & Schuster et John Wiley & Sons) ont démarré une action en justice avec le soutien de l'Association des Éditeurs Américains (Association of American Publishers). Les éditeurs ainsi regroupés déplorent que Google leur ait opposé une fin de non-recevoir et indiquent que cette façon d'opérer à marche forcée risque d'empêcher de potentiels accords commerciaux avec d'autres moteurs de recherches tels que Yahoo!, MSN/Live (Microsoft) ou AOL qui pour leur part seraient disposés à payer pour un tel usage.
Le 25 janvier, le Syndicat National de l'Edition (SNE) est monté au créneau. Là encore, la présence de livres français protégés par le droit d'auteur sur le site Google Book a été fort mal perçue et le SNE a laissé entendre que la chose n'était pas acceptable en l'état. Pourtant, en octobre 2006, le SNE n'avait pas encore arrêté sa position.
À dire vrai, la position des divers éditeurs français n'a pas été uniforme. Dès le mois de février 2006, La Martinière a consulté ses avocats, afin d'évaluer une réplique. " Nous avons attendu de voir si la profession dans son ensemble réagissait, " raconte Emmanuel Schalit, Directeur Général Adjoint du groupe.
C'est une lettre que La Martinière a reçu en mars de la part de Google qui a incité cet éditeur à monter au créneau :
" Ils nous ont fait savoir qu'ils numérisaient mais que nous avions la possibilité d'indiquer les œuvres à retirer de leur base. C'est la lettre la plus incroyable que j'aie jamais lu. S'ils ont le droit pour eux, alors ils n'ont pas besoin de nous écrire, " poursuit Schalit, ajoutant qu'il a alors été décidé de procéder à une assignation en justice.
Comme Google l'a fait savoir lors d'un mémo affiché sur son site le 13 mars 2006, la plupart des éditeurs français ont refusé la numérisation de leurs œuvres, avec toutefois une palette d'interprétations. Hachette a opté pour opposition de principe qui couvre ses œuvres françaises, espagnoles et britanniques et n'entend pas accepter la tactique de l'" opt-out ". Gallimard qui avait d'abord coopéré en identifiant 258 ouvrages par la suite retirés a finalement adopté une même position. Editis en revanche, a montré plus de souplesse et indiqué qu'il fournirait une liste des éditions qu'il supervise et les numéros ISBN identifiant les livres devant être éliminés de la base de Google.
La réaction européenne se précise à partir du printemps. Le 15 mai, le Börsenverein, association des éditeurs et libraires allemands assigne Google devant le tribunal de Hambourg. Le 6 juin, La Martinière se manifeste par le biais d'une conférence de presse. Agissant au nom du Seuil, de Delachaux et Nestlé (en Suisse) et Abrams (aux Etats-Unis), l'éditeur français engage une procédure pour " contrefaçon et atteinte au droit de la propriété intellectuelle ".
" Cela fait un moment que Google a commencé à numériser des ouvrages sans autorisation des éditeurs, cela pose des problèmes de liberté d'entreprendre et de liberté tout court, " déclare alors Hervé de la Martinière, PDG du groupe éponyme.
Au cours de la conférence de presse organisée pour l'occasion à Paris, de la Martinière affirme qu'il n'est nullement opposé à la numérisation des œuvres. En revanche, explique-t-il, " tous les intervenants doivent se concerter et non imposer leur décision. C'est un processus inadmissible. " Durant cette même conférence de presse, il fait apparaître un exemple de livre recensé par Google Book et qui quoi qu'épuisé, demeure sous la propriété de La Martinière : L'espoir des désespérés d'Emmanuel Mounier.
Le problème essentiel, c'est qu'en procédant comme il l'a fait, Google ôte toute possibilité de négociation commerciale. Comme l'indique Emmanuel Schalit, directeur général adjoint :
" En reproduisant ainsi notre fonds, Google lui retire l'intérêt qu'il pourrait susciter chez d'autres moteurs de recherche et nous prive de la possibilité de négocier éventuellement un contrat d'exclusivité. "
Toujours selon lui, la manière dont Google présente les extraits d'œuvres " hors de leur contexte sous forme de fac-similés de pages déchirées, nuit gravement à leur intégrité. "
La Martinière a exigé le retrait des œuvres déjà numérisées - et s'est vu répondre par la filiale française que la chose serait faite au plus vite. À des fins de diligence, il a été demandé au tribunal de décréter une astreinte (contrainte légale impliquant de faire payer une certaine somme par jour de retard dans l'exécution d'une obligation) s'élevant à un million d'euros de dommages-intérêts par jour. Selon Schalit, ce sont les avocats de la filiale américaine Abrams qui ont conseillé d'agir ainsi, les chances de succès étant bien plus élevées en France en raison du Code de la Propriété Intellectuelle. L'éditeur désire par ailleurs obtenir l'engagement formel que Google cessera de numériser les ouvrages de son fonds.
À défaut d'arrêter une position définitive, le Syndicat National de l'Edition a indiqué qu'il s'associait à " l'action entre contrefaçon engagée par le groupe " sans toutefois s'impliquer davantage.
Ici comme ailleurs, deux visions du monde s'opposent. D'une part, celle de Google qui officiellement, se veut généreuse évoquant la perspective de lendemains où l'équivalent moderne de l'Encyclopédie Universelle de Diderot et d'Alembert serait à la portée de n'importe qui. Google a toutefois manifesté une attitude légère vis-à-vis de ce que d'autres pouvaient considérer comme leur bien inaliénable.
Du côté du monde de l'édition, le message général pourrait être résumé ainsi :
" Le droit d'auteur appartient aux éditeurs et aux auteurs. "
Allan Adler, vice-président des affaires juridiques de l'Association des Éditeurs Américains, s'est confié au Washington Post du 13 août 2006, évoquant la " base de données propriétaire " appelée à devenir la plus grande bibliothèque du monde.
" C'est extrêmement impressionnant et super cool ! Cela représente toutefois une valeur énorme et cela explique les investissements en œuvre. "
Adler a toutefois lâché le mot qui fâche : " propriétaire ". En détenant une copie numérique de tous ces ouvrages dans ses ordinateurs, Google réalise une appropriation fondamentalement illégale. Paul Aiken qui dirige l'Authors Guild partage ce point de vue : " Ils essaient d'éviter d'établir des accords de licence. Si celui qui détient les droits est mis dans une position où il n'a pas la capacité de dire non, il n'a plus rien à donner en licence. "
Emmanuel Schalit adopte une attitude plus combative, celle d'un éditeur contrarié de voir que l'on s'est introduit d'une manière ô combien cavalière sur son terrain :
" Leur attitude relève d'une vision américano-centrique. Ils estiment qu'ils ont le droit avec eux et ont donc tendance à s'asseoir sur les particularités juridiques d'un territoire particulier. Or, il n'est simplement pas pensable que Google puisse s'approprier des contenus protégés par la loi ! "
Pour ce qui est des œuvres numérisées à partir des réserves de bibliothèques, il estime que la proposition de " opt-out " (supprimer les livres après l'envoi d'une liste par l'éditeur ne tient pas debout) :
" Le plus extraordinaire, c'est que lorsqu'ils reçoivent une telle liste d'un éditeur, ils enlèvent les livres. Toutefois, comme ils n'ont pas les moyens de vérifier l'état du droit d'auteurs sur d'autres ouvrages, d'autres livres du même éditeur sont numérisés peu après ! "
De leur côté, les représentants de la société californienne ne manquent pas de marteler que l'opération nécessite des dépenses gigantesques sans garanties de retour sur investissement.
" Tout le monde s'interroge sur le business model secret qui serait dissimulé derrière notre programme de numérisation. Il n'y en a pas. Ce projet coûte de l'argent, et nous n'avons aucun intérêt commercial direct, " prétend Jens Dustin Redmer qui dirige la facette européenne du projet Google Book
Une fois de plus, Google joue la carte de l'angélisme, de la vision humaniste et désintéressée. On souhaiterait y croire mais comment accorder un total crédit à cette démarche, de la part d'une société au profit record ? Emmanuel Schalit de La Martinière veut essentiellement voir là une démarche industrielle dûment réfléchie.
" Cela n'a pas le moindre intérêt pour l'internaute. Ce qu'ils ont voulu, c'est mettre un pied dans la porte. Ils ont construit leur modèle sur le fait de récupérer les contenus et faire de l'argent avec. "
Pour Allan Adler, le projet relève avant tout d'une stratégie économique hyper brillante, visant à accentuer la différence entre le moteur de recherche de Google de ceux de concurrents tels que Microsoft ou Yahoo!.
Dans Livres Hebdo , Jens Dustin Redmer a reconnu qu'il y avait là un investissement stratégique : " nous devons améliorer en permanence notre contenu et la qualité de notre recherche, pour faire venir toujours plus de nouveaux internautes et les fidéliser. "
Il rappelle au passage qu'il n'existe aucun lien publicitaire affiché sur celles-ci. Et de tambouriner son argumentaire de base : " Nous ne percevons donc aucun revenu dessus ! "
Selon Jean-Noël Jeanneney, il importe pourtant de regarder les choses en face : quelles que soient les bonnes intentions affichés par Page et Brin, " Google est une entreprise ancrée dans le culture anglo saxonne qui vit de publicités. Si elle l'oubliait ses actionnaires ne manquerait pas de lui rappeler. "
Jeanneney veut voir plus loin et s'interroge sur les conséquences de l'approche de Google. Dans la mesure où la société refuse de publier les arcanes du PageRank, il est impossible de savoir au juste la façon dont il opère. Au mieux, dit-il : " la notoriété va à la notoriété ". Le risque serait donc latent que l'organisation de l'offre littéraire soit tôt ou tard influencée par la publicité et que le domaine en pâtisse :
" Le grand péril, c'est que la richesse aille à la richesse. Qu'il y ait un best-seller, c'est très bien, mais je ne veux pas que l'on rende difficile aux jeunes Proust d'être visibles du fait que les livres les plus vendus seraient plus présents que les autres.
Emmanuel Schalit partage une même vue : " L'approche de Google consiste à classer les sites Web en fonction du nombre de liens qui pointent vers eux. Cette approche hyper-simplificatrice a réussi dans le domaine des informations. Pourtant, on ne peut pas l'appliquer au livre. Si un internaute tape 'Da Vinci', comment décider du livre qui sera classé en premier parmi des milliers de liens. Google ne l'a pas élucidé. Or, le problème est suffisamment compliqué pour qu'ils se doivent de requérir l'avis des éditeurs. "
Jeanneney résume la situation d'une saillie :
" Que les gens lisent Da Vinci Code, je n'ai rien contre, mais que les autres ne soient pas écrabouillés ! "
Le projet Google Book a ses défenseurs tels Howard Rheingold, l'un des penseurs les plus réputés de la cyberculture qui apporte un soutien sans réserve aux californiens.
" Je suis en faveur de la librairie numérique. En premier lieu, ce qui relève du domaine public est clairement énoncé dans une telle appellation : cela appartient au public. De telles œuvres devraient être disponible dans le monde entier. Si par ailleurs certains auteurs entretiennent la crainte qu'ils pourraient ne rien percevoir de la consultation d'extraits de leurs livre, c'est qu'ils ont une vision trop courte. Les lecteurs vont avoir là une opportunité d'acheter leurs livres ! "
Rheingold se montre même sévère envers les éditeurs qui à l'en croire, ne feraient pas un bon travail pour ce qui est de promouvoir les livres de leurs catalogue.
Les partisans de Google Book jugent que le moteur de recherche pourrait suppléer les insuffisances de nombreux éditeurs à perpétuer la carrière et la disponibilité d'un livre au delà de sa période de lancement. Et d'indiquer que les auteurs seraient bénéficiaires d'un tel système. Google pourrait même faire remonter vers les éditeurs l'existence d'un intérêt pour un livre dont ils ont cessé d'assurer le suivi et ouvrir la voie à ses systèmes d'impression à la demande ou en retirage limité.
Michael Keller qui dirige la bibliothèque de la Stanford University est du même avis : il ne parvient pas à voir en quoi une présence sur Google pourrait gêner en aucune manière la commercialisation d'un livre :
" En quoi serait-il mal d'indexer tous les mots d'un livre ? Que l'on se calme ! Et pour quelle raison faudrait-il reverser de l'argent à quelqu'un pour cela ? "
Selon lui, il n'y aurait là qu'une affaire de gros sous, les éditeurs tentant de récupérer quelques subsides au passage.
Emmanuel Schalit ne cache aucunement que les éditeurs ont été atteint au niveau commercial. " Ce que Google a fait est choquant car nous avions des objectifs vis-à-vis d'Internet, impliquant des sociétés telles que Microsoft, Yahoo! et Amazon. En la matière, l'attitude de Google pose une entrave à la liberté de commercer. Qui plus est, nous souhaitions réaliser des choses relatives au contenu littéraire en accord avec les auteurs. "
" Quand on met en perspective ce que Google a fait en France pour la diffusion du contenu culturel français dans le monde, cela apparaît tellement plus important que ce qu'ont jamais fait la BNF ou le Ministère de la Culture, que ce débat pourrait paraître un peu dérisoire, " rétorque Mats Carduner, directeur de Google France. Qu'entend-il par là ?
Qu'avec sa position de leader français d'Internet, avec vingt millions de visiteurs par mois, le volume de documents français que ce moteur de recherche aurait rendu accessible serait sans comparaison avec qui existait auparavant :
" Le Web francophone a explosé avec Google ! ".
Outre les atteintes au droit d'auteur qui ont fait sortir de leurs gonds plusieurs éditeurs de par le monde, la société a subi les assauts de l'Agence France Presse (AFP) qui lui reprochait de donner accès à ses textes et photos via Google News (Actualités). Suite à ces coups de semonce, Google a finalement supprimé les contenus de l'AFP protégés par copyright. Pourtant, le conflit s'est prolongé car l'agence a par la suite estimé que certains liens proposés par Google News pouvaient porter atteinte à son image. Comme l'a indiqué l'AFP dans un courrier adressé aux avocats de Google le 31 mai 2006, certaines recherches renvoient désormais vers des liens morts (redirigeant l'internaute vers des articles que l'AFP a supprimé de ses propres bases). À cette époque, l'avocat de l'AFP avait déjà recensé 350 articles de ce type en langue française.
Sur le sol belge, une action entreprise par plusieurs éditeurs de presse a abouti le 5 septembre 2006 à une condamnation ferme : Google s'est vu sommer de purger tous les articles de journaux des publications concernés sur son portail d'actualités. L'amende fixée par le tribunal de Bruxelles s'élevait à 1 million d'euros par jour de retard à compter du 18 septembre ¾ Google a toutefois affirmé s'être plié à une telle demande, ce que certains éditeurs ont contesté. Les photographes de presse et journalistes de Belgique se sont associés à cette action.
Notons par ailleurs que le monde de la télévision était en train de monter au créneau à l'automne 2006, suite au rachat du site de diffusion de vidéos sur le site Youtube, racheté par Google. Ainsi, la chaîne de télévision américaine Fox a demandé la suppression de toutes les émissions détenues par elles, ce qui inclut des séries telles que les Simpson pour cause de violation de copyrights.
L'issue d'une telle controverse n'était pas connue à l'heure où ont été écrites ces lignes. Schalit de La Martinière se montrait confiant tout en sachant que la procédure prendrait bien du temps.
" Si nous allons jusqu'au procès, ils finiront pas le perdre et ils le savent pertinemment. "
À l'automne 2006, il apparaissait au travers d'estimations diverses, notamment des requêtes sur des termes extrêmement usagés comme " aujourd'hui " que des centaines de milliers d'ouvrages étaient déjà numérisés et accessibles en ligne, ce qui donne une idée de la vitesse à laquelle avance Google.
Il faudra probablement attendre jusqu'à l'été 2007 pour connaître la position de la justice américaine vis-à-vis de la question et faute d'une progression assez rapide, la société californienne pourrait se retrouver dans la situation délicate du fait accompli…