L'histoire d'Internet - 3ème partie

Daniel Ichbiah

Extrait du chapitre 3

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Au même moment, aux USA, une tentative de censure s'abattait sur le réseau avec le vote  d'une loi qui restreignait la libre diffusion d'informations sur le Internet. Un an plus tôt, en février 1995, le sénateur américain Jim Exon avait déposé le "Communications Decency Act" (Loi concernant la Décence su les Réseaux). Objectif : punir quiconque utiliserait les ordinateurs pour "importuner, abuser, menacer ou harceler" ou diffuser des matériaux obscènes. Internet qui venait à peine de connaître son décollage auprès du grand public voyait ainsi poindre la menace de mesures restrictives.

Ce qui avait déclenché l’ire du bouillant sénateur était une étude réalisée par un étudiant de Carnegie Mellon, Martin Rimm. A la fin de l’année 1994, pendant quatre mois, une équipe supervisée par ce jeune universitaire avait passé Internet au crible. Il était ressorti d'une telle enquête que le réseau mondial serait une véritable foire du sexe. Rimm recensait plus de neuf cent mille images allant de l’érotisme esthétisant à la pédophilie la plus dissolue. Selon cette étude, treize des quarante sites les plus souvent visités étaient de nature pornographique. Rimm avait donc  lancé un cri d’alarme: à une époque où l’administration Clinton parlait de connecter toutes les écoles sur le Net, pouvait-on laisser les choses en l'état ?

Le rapport de Rimm avait trouvé son chemin jusqu’au Parlement, dans une Amérique qui avait donné la majorité à un Parti Républicain tenté par le radicalisme. Le sénateur Exon s’était emparé de l’étude de Carnegie Mellon et s’en était servi comme fondement pour présenter une loi au caractère répressif. Le simple fait de "transmettre ou rendre disponible" des mots ou images offensants serait désormais répréhensible. Les fournisseurs d'accès à Internet étaient dans le collimateur : ils pourraient être tenus responsable de ce qui circulait dans leurs ordinateurs. Si la loi était approuvée, les pénalités iraient jusqu'à deux ans de prisons et 500.000 francs d'amende. Et elle pouvait servir de modèle pour d'autres pays.

Le 22 mars 1995, à la suite d’appels lancés sur plusieurs sites, cent mille pétitions étaient parvenues au Parlement. Le lendemain, un comité sénatorial avait décidé d’amender la proposition Exon, afin notamment de protéger les fournisseurs d’accès, sans toutefois revenir sur l’essentiel.  La Maison Blanche était monté au créneau, adoptant une position modérée et recommandant de ne pas agir à la hâte. Partout dans le pays, des groupements prennent position. Le très sérieux The Economist condamnait la proposition Exon pour ses atteintes à la liberté individuelle.

Sous la pression populaire, James Exon avait revu sa copie. La nouvelle proposition présentée début juin 1995, se montrait plus modérée, mais prévoyait toujours la répression des conversations indécentes tenues sur le Net et l’interdiction de diffuser des matériaux contraires aux bonnes moeurs. Etrangement, la réaction était venue d’un conservateur bon teint, le Newt Gringrich. Le 21 juin, lors d’un show télévisé, le parlementaire avait déclaré « l’amendement Exon n’a pas de sens et n’a aucune chance de survie. Il s’agit très clairement d’une violation de la liberté de parole et du droit des adultes à communiquer entre eux ». Gringrich réflétait en cela un sentiment fort de l’électorat Républicain qui estimait de façon générale que l'état ne devait pas régenter la vie des individus.

Par une couverture racoleuse, «Cyberporn : sur un écran près de chez vous », le Times du 3 juillet prenait cependant le relais de l’enquête de Martin Rimm - dont elle citait abondamment les résultats. Et de brandir la menace aux familles : qu'adviendrait-il si vos enfants avaient accès à tous ces matériaux depuis l’ordinateur de l’école relié à Internet conformément aux voeux d’Al Gore ? Le Times présentait la proposition Exon et prend la défense d’un sénateur injustement ridiculisé par les médias et par ses pairs.

Pour l’Amérique profonde, le message était passé comme quoi Internet serait un lieu de libre diffusion de pornographie. Plusieurs émissions télévisée contribuait à accroître l’aura du sénateur Exon, celui-ci s’armant de « pièces à convictions » pour défendre sa cause. « J’ai demandé à un ami de télécharger quelques-unes des images les plus crues » expliquait Exon. « Ce que j’ai vu ferait passer Playboy pour des lectures d’écolier».

Devant la montée du tollé, les principaux acteurs de l’univers Internet jugèrent préférable de prendre les devants. Netscape et Microsoft annoncèrent une révision de leurs logiciels en vue de filtrer l'accès de certains contenus aux enfants. AOL fit de même tout en indiquant qu’elle contribuait aux enquêtes du FBI destinées à moraliser le réseau. Le 29 décembre, le réseau privé Compuserve annonça avoir fermé l’accès à deux cent forums de nature pornographique. L’opérateur américain avait agi sur la demande du gouvernement allemand, mais la décision avait pour effet d’exclure ces forums à tous les utilisateurs de ce service dans le monde.

La loi proposée par Exon avait finalement été votée. Les démocrates comptaient sur le veto de Bill Clinton, traditionnellement hostile aux excès du Parlement. Mais pour le président sortant en campagne électorale, il était important de séduire l’Amérique profonde, et le 8 février, Clinton avait donné son accord sans rechigner. Sur le World Wide Web, plusieurs centaines de sites se parèrent de noir, afin d’exprimer leur désolation. Mais par précaution, plusieurs serveurs spécialisés dans les images lestes se « sabordèrent » d’eux-mêmes, ou devinrent soudain inaccessibles.

Une telle affaire faisait avant tout ressortir une incompréhension d’Internet, dû à une méconnaissance d’un phénomène en développement. S’il paraissait légitime que le réseau suscite des inquiétudes, celles-ci était excessivement grossies. Il existait des logiciels permettaient d'ailleurs de bloquer l’accès aux sites les plus chauds, notamment SurfWatch ou CyberPatrol et les parents pouvaient fort bien décider de les utiliser.

La loi du sénateur Exon fut finalement déclarée inconstitutionnelle un an plus tard. Seule une version édulcorée trouva son chemin à l'assemblée au début de l'année 1998. Nicholas Negroponte, célèbre éditorialiste dans Wired y alla de son commentaire. « Ceux qui gouvernent sont dans la majorité des  gens qui ne comprennent rien au numérique et c’est pour cela qu’ils prennent tant de décision stupides. Ils assimilent Internet au chaos et à l’anarchie, alors qu’il se développe très sainement. Il était devenu illégal d’utiliser certains mots sur Internet, ce qui était une violation du 1er Amendement. Tous les sénateurs et députés le savaient et ils ont pourtant voté cette loi tout en sachant qu’elle serait finalement rejetée ! »

 

Tout au long de l’année 1996, Microsoft vibrait au rythme d’Internet. Il n'était pas un seul des 35 bâtiments du campus de Seattle qui échappait à la reconversion. Créée en février, la division Internet compta bientôt 2.500 employés. Dès mars 1996, Microsoft signait un accord avec AOL au terme duquel la société de Steve Case s’engageait à offrir à ses clients Internet Explorer comme navigateur Web. En échange, l'icône d'installation AOL apparaissait sur le bureau de Windows. La manoeuvre était importante : avec 6 millions d'utilisateurs à la mi-1996, AOL était le n°1 mondial des fournisseurs d'accès Internet et avait commencé sa conquête de l'Europe.

Le 12 avril 1996, la jeune société Yahoo! était entrée sur le second marché boursier. Jerry Yang (28 ans) et David Filo (30) avaient alors vu leurs parts respectives (17 % chacun) se transformer en millions de dollars. Pour la seconde fois, une société née avec le Web attirait en masse les capitaux. Ce que l'on allait plus tard appeler la "Net-économie" prenait forme. Le chiffre d'affaires sur l'année de Yahoo! serait quatorze fois plus important qu'en 1995 : 21 millions de dollars.

La start-up présentée comme modèle d'une entreprise différente, avait embauché un ancien PDG de Motorola, Tim Koogle. Celui-ci avait fait évoluer la petite boîte créée de manière informelle par deux étudiants vers une entreprise à part entière. Il avait notamment convaincu Yang et Filo d'accepter la présence de bandeaux publicitaires sur le site de Yahoo!, ce qui leur semblait contraire à l'esprit "cool" du Web.

La croissance du Web continuait de plus belle. Entre janvier et juin 1996, le nombre de sites avait plus que doublé, passant de 100.000 à 230.000. Et au milieu de l'été, un incident allait montrer combien Internet était devenu essentiel à ses utilisateurs. Le mercredi 7 août 1996, pendant 19 heures, AOL avait connu un black-out total. Les 6,2 millions d’abonnés de ce service se virent soudain refuser l’accès au réseau.

Par faute d’une coïncidence malheureuse, il fallut près d’une journée pour que la panne soit repérée. A 1 heure de l’après-midi, AOL avait procédé à la mise à jour de commutateurs dans son centre de Virginie.  Au moment de rallumer le système, plus rien ne fonctionnait. Les techniciens passaient d’interminables heures à chercher l’anomalie. En vain, car celle-ci provenait d’une défaillance sur un point de relais de New York qui s'était produite exactement au même moment ! Comme l'expliqua Steve Case, “ il était impossible techniquement de détecter cette anomalie, du fait que le système ne fonctionnait pas ”. AOL, société à la croissance vertigineuse, qui avait récemment dépassé le cap du milliard de dollars, fut temporairement sanctionnée par la Bourse, mais elle allait s'en remettre rapidement. Sa décision fin 1996 de proposer des tarifs mensuels forfaitaires avec connexion illimitée allait faire affluer les nouveaux abonnés.

La panne d’AOL avait surtout mis en relief le fait qu’un grand nombre d’utilisateurs et aussi d’entreprises étaient désormais dépendants d'Internet pour recevoir des cotations boursières, des nouvelles personnalisées, ou plus simplement des messages électroniques. Le Net était devenu aussi indispensable que le téléphone ou le fax.

Microsoft, pour sa part, allait récolter les premiers fruits de sa nouvelle stratégie. Jusqu'à présent, son logiciel Internet Explorer n’avait connu qu’un maigre succès. La situation changea du tout au tout  lorsque la version 3.0 fut placée en libre diffusion sur le Web de Microsoft : de l’avis général, ce navigateur était d’un niveau comparable, sinon supérieur à Netscape Navigator 3.0. La part de marché de Netscape commença doucement à s’effriter et pour la société fondée par Jim Clark, la menace devint patente.

 

Le succès de Yahoo! avait clairement montré l'intérêt que le grand public pouvait manifester envers ce type de service. D'autres annuaires étaient apparus tels que Infoseek ou Lycos. Mais les annuaires étaient potentiellement limités par le fait qu'ils étaient créés "à la main". Etait-il possible d'analyser en profondeur toutes les pages d'Internet ? Le constructeur d'ordinateurs Digital y croyait et au cours de l’été 1995, il avait démarré un projet dans son Laboratoire de Recherche en Palo Alto en Californie.

Digital désirait tirer parti d’Internet pour mettre en place une « vitrine technologique » qui témoignerait de la puissance de ses ordinateurs Alpha. Une équipe dirigée par un français, Louis Monnier, fut chargée de créer un "moteur d’indexation" du Web.

L’équipe de Monnier avait produit un programme "robot" ayant pour mission d’explorer le Web. Chaque page était rapatriée à Palo Alto puis décortiquée mot à mot. Digital créait alors un index spécifiant pour chaque mot la page Web dans laquelle où il se trouvait... Après deux mois de test, à l’automne 1995, le robot fureteur avait déjà catalogué 16 millions de page, et produit le plus grand index existant. Les équipes avait parallèlement développé un moteur de recherche permettant de retrouver l’information désirée : Alta Vista.

Le 15 décembre, Alta Vista fut rendu public. Au bout de trois semaines, alors que Digital n’en avait pas effectué la moindre publicité, le moteur de recherche traitait deux millions de requêtes par jour ! La raison du succès venait de la grande rapidité de réaction : Alta Vista pouvait apporter une réponse à la plupart des requêtes en moins d’une seconde.

En 1996, Alta Vista traitait entre huit et onze millions de demandes par jour. Le robot explorait quotidiennement 2,5 millions de pages par jour afin de mettre à jour son gigantesque index. D'autres moteurs de recherches allaient bientôt apparaître pour concurrencer Alta Vista, notamment Hotbot et Excite. En France, France Telecom allait plus tard plancher sur son propre moteur de recherche, Voilà.

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Les nouveaux héros d’Internet

Daniel Ichbiah

Edition Mille et Une Nuits