Georges Brassens - le Service du Travail Obligatoire

Daniel Ichbiah Extrait du livre Georges Brassens biographie intime © City Editions - 2006

Le Service du Travail Obligatoire

" Mes vingt ans sont morts à la guerre

De l'autre côté du champ d'honneur

Si j' connus un temps de chien, certes

C'est bien celui de mes vingt ans "

(" Le temps passé ")

Un matin, à son domicile de la rue Pigalle, le jeune Pierre Onteniente, qui est apprenti percepteur dans une recette des impôts de Paris, reçoit la visite à son domicile de deux inspecteurs en civil. Sans donner davantage d'explications, ces hommes au regard froid, lui demandent de les suivre jusqu'à leur bureau. Alors qu'il se prépare à sortir, l'un des fonctionnaires de police lui place une main sur l'épaule. Avant qu'il n'ait pu réaliser ce qui se passe, ils lui confisques ses papiers d'identité, sous prétexte d'un contrôle de routine qui ne devrait durer qu'un jour ou deux. Le lendemain, Pierre Onteniente se rend boulevard de Sébastopol à l'adresse indiquée afin de se faire restituer lesdits documents. Il découvre alors qu'il s'agit d'une officine tenue par les occupants allemands.

Onteniente a alors droit à un choc : ces hommes qui conservent sa pièce d'identité jusqu'à nouvel ordre lui présentent un contrat d'engagement pour une usine en Allemagne. En clair : il a été réquisitionné pour le Service du Travail Obligatoire ! Il n'a que le temps de prévenir son employeur, une perception de Paris, de cette étonnante nouvelle. Il tente en vain de se faire muter où que ce soit par son administration afin d'échapper à cette indésirable virée chez les teutons. Peine perdue.

Huit jours plus tard, Pierre Onteniente se retrouve alors à la Gare du Nord dans un train qui s'en va vers Postdam. Le convoi opère une pause dans un immense camp de répartition où se côtoient de pauvres hères de dizaines de nationalités différentes.

" Ils appelaient des numéros sans arrêt, " se souvient Pierre Onteniente. " Nous étions déjà des numéros... "

Une fois qu'il se présente lui-même à l'officier en charge de son dossier, le jeune français apprend qu'il est posté à l'usine BMV (Branderbugis für Motoren Werke) de Basdorf.

Arrivés à Berlin, les travailleurs enrôlés de force sont transportés dans un camp de baraquement situé à Basdorf, au milieu d'une forêt de pins. Ces ensembles de maisons qui abritent des chambres de seize lit sont situés à trois kilomètres d'une usine chargée de la réparation de moteurs d'avion de l'entreprise BMW. Ce constructeur a trouvé là une main d'œuvre à très faible coût.

Au sein des ateliers, les moteurs des bombardiers sont démontés en intégralité et restaurés, avant d'être remontés sur ces mêmes lieux. Onteniente a pour charge la révision des roulements à bille, une fonction terriblement ennuyeuse. " Cela consistait à placer une jauge dans un sens ou dans un autre. Elle devait passer dans un sens et pas dans l'autre. "

Par bonheur, lors des premiers mois, comme le travail n'est pas excessif, l'ambiance est relativement calme. " Nous étions beaucoup trop nombreux pour le travail qui nous était demandé. Nous avions huit moteurs à inspecter par jour, ce qui représentait une heure de travail et sept heures à glander. " En revanche, la nourriture laisse vraiment trop à désirer. " Elle était insuffisante pour permettre de vivre normalement. Le midi, nous avions droit à une espèce de petit potage, une assiette de flotte, dans laquelle nageait un petit morceau de rutabaga, un petit morceau de carotte, un petit morceau de navet... Cela n'avait rien de nourrissant. "

Un beau jour, Pierre Onteniente est nommé responsable de la " bibliothèque " du camp, une collection de livres sans prétention qui est arrivé là sans qu'ils comprennent exactement au juste. Soucieux de mener à bien sa tâche, Onteniente note sur son registre le nom de chaque emprunteur, la mention du livre prêté, la date de prêt et celle souhaitée pour le retour, généralement une semaine plus tard.

" Il y avait un gars qui s'amenait et empruntait quatre ou cinq livres et disait : je te les ramène demain. C'était Brassens... "

La supervision de la bibliothèque amène Onteniente à se coucher assez tard et de ce fait, il lui arrive fréquemment de demeurer plus longtemps que prévu au lit et d'arriver en retard à l'usine, sachant qu'il faut marcher quatre kilomètres pour faire le chemin depuis le camp. Comme ses compagnons d'infortune, il est censé se présenter à 7 heures 30 à l'usine BMW pour y demeurer jusqu'à 17 heures 30. Les premiers temps, ses retards ont une incidence sur sa paye, puis elles lui valent de fortes remontrances de la part des " meisters " qui surveillent les allées et venues.

Un jour, Onteniente le retardataire découvre que sa carte a été poinçonnée. " Je me suis dit tiens, il y en a un qui s'est trompé ! ". Le lendemain, sa carte est à nouveau poinçonnée et le surlendemain aussi. Rassuré par la chose, Onteniente prend l'habitude d'arriver en retard. Toutefois, au bout de huit jours, il cherche à savoir qui prend une telle initiative et avise alors l'un des travailleurs voisins :

- Çà ne serait pas toi qui par hasard me pointe ma carte le matin ?

L'intéressé esquisse un sourire matois et répond d'une voix douce et espiègle à la fois :

- Si, si, s'amuse l'intéressé. Cela fait huit jours que cela dure et tu aurais pu me dire merci !

Onteniente lie ainsi connaissance avec ce fameux Brassens, celui qui emprunte tant de livres à la bibliothèque locale. À vrai dire, ce zigoto qui porte une moustache raffole tant de la lecture qu'il lui arrive couramment de cacher les livres empruntés dans son établi et de les parcourir en cachette, faisant fi de la surveillance des gardes allemands.

Ce qui frappe en premier lieu Pierre Onteniente à l'égard de Brassens est la carrure de cet individu. Sur des jambes assez courtes, il porte un torse très développé. Ce drôle d'individu à la musculature imposante a pour tâche de superviser les cylindres des moteurs d'avion.

" Il vérifiait s'ils étaient bien ronds. Il avait une espèce de montre qu'il devait passer dans un sens et selon l'indication de la montre, s'il apparaissait qu'ils étaient ovalisés, ils étaient bons pour la casse. "

Georges a sa manière à lui d'affaiblir l'effort de guerre allemand : de temps à autre, il voit passer sous son nez des chariots munis de huit cylindres et juge opportun d'opérer un tri express.

" Il disait, ceux-là, ils ont une tête à pas être bons. " Le contenu du chariot entier prend alors la direction du rebut.

Au camp, Georges Brassens réside dans une chambre voisine en compagnie d'autres travailleurs immigrés parmi lesquels figurent René Iskin, Louis-Jean Calvet. Il s'est fait une réputation de brave gars un brin contestataire mais sociable et humain : il partage volontiers ses colis avec ses compagnons et peut jouer le rôle de médiateur en cas de conflit.

Onteniente rejoint bientôt la bande qui se retrouve le soir après le travail et qui évolue autour de l'homme au pardessus bleu marine. Elle est notamment composée de René Iskin, Maurice Remiot, Marcel Castillon et André Larue. Si René Iskin se plait à appeler Georges " Bidet ", Pierre Onteniente va pour sa part écoper d'un surnom " Gibraltar ".

Iskin et Brassens partagent une même affection pour le courant d'idées libertaire et aussi pour la chanson. Le soir, il arrivent qu'ils se retrouvent autour d'un piano droit qui par miracle se trouve là de la salle de spectacle du camp. Ils chantent alors du Tino Rossi ou du Charles Trenet, de Mireille ou d'autres artistes en vogue.

Georges Brassens ne manque pas d'étonner la communauté des quatre cent travailleurs français recrutés de force à Basdorf car au départ, ils ne parviennent pas à savoir ce qu'il fait au juste dans la vie.

" Petit à petit, nous en étions venus à nous présenter les uns les autres, " raconte Pierre Onteniente. La plupart des pensionnaires du camp de Basdorf ont des activités habituelles dans le civil. Certains sont des fonctionnaires comme Onteniente ou comme René Iskin qui était auparavant employé à la Banque de France. Dans le lot figurent aussi des étudiants, des pâtissiers, des coiffeurs... Brassens, en ce qui le concerne, n'a pas d'activité attitrée.

" Lui, il avait cette particularité que, quand nous lui avions demandé son métier, il avait répondu : rien, je ne fais rien. Cela nous avait épaté qu'un type puisse vivre comme cela de rien du tout, de l'air du temps. Ce n'est que petit à petit que nous avons compris qu'il était... auteur de chansons, " rapporte Pierre Onteniente.

Comme Iskin partage avec Brassens un engouement pour les airs de Mireille ou de Charles Trent et qu'ils apprécient de se retrouver autour du piano droit, un soir, lors d'un duo avec son compère, Brassens lance un air qui se déroule ainsi :

"Reine de bal
Reine de bal champêtre
Je viens ce soir chanter pour vous
Chanter pour vous, belle
De tout mon être
Ce chant d'amour "

Iskin manifeste alors son étonnement :

- Cette chanson, je ne la connais point.

- C'est normal, elle est de moi ! répond Brassens.

Ainsi donc, cet énergumène moustachu que ses collègues ont baptisé " Bidet " écrit des chansons ! Et oui... Il en a déjà écrit une cinquantaine parmi lesquelles figurent les ébauches de " Maman, papa " :

" Maman, maman, en faisant cette chanson
Maman, maman, je redeviens petit garçon
Alors je suis sage en classe
Et pour te faire plaisir
J'obtiens les meilleures places "

Brassens a aussi composé des mélodies élaborées comme celle des " Croquants ". À Basdorf comme à Paris, il s'attelle régulièrement à l'écriture et certaines oeuvres elles sont fort touchantes, car empreintes de la nostalgie du pays.

Le bruit comme quoi le moustachu écrit des chansons se répand rapidement et déclenche, à son corps défendant, l'admiration de ses collègues, d'autant que Iskin et Remiot copient ses textes et les diffusent aux français du camp.

La composition n'est d'ailleurs pas chose facile en ces lieux et si Georges Brassens veut pouvoir s'adonner à son activité favorite, il est nécessaire de transiger avec ses compagnons de chambre, comme René Iskin. Le soir, au sortir du travail, ceux-ci apprécient de se défouler et se livrent à un fort tapage. Désireux de conserver le contact avec la muse, Georges se livre à un malin marchandage : s'ils acceptent qu'il allume la lumière dès cinq heures du matin, il ira leur chercher le café à l'autre bout du camp. Depuis que ce marché a été conclu, Brassens peut grappiller une petite heure chaque matin pour lire et écrire. Afin de ne pas sombrer dans l'épuisement, il se couche relativement tôt et conservera une telle habitude par la suite.

Les qualités d'auteur de Brassens sont utiles à bien des amoureux transis qui lui demandent de les aider à rédiger les lettres adressées à leur lointaine dulcinée. C'est à Basdorf que Brassens écrit certains titres qui connaîtront le succès bien plus tard, tels " Pauvre Martin " dont la triste adversité semble faire écho à sa propre situation, son propre ennui :

" Avec une bêche à l'épaule
Avec à la lèvre un doux chant
Avec à l'âme un grand courage
Il s'en allait trimer aux champs !
Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps ! "

Brassens a également écrit l'ébauche de " Brave Margot " (qui s'appelle alors " Pour Jeannette ") ou la triste histoire de " Bonhomme " qui témoigne d'une étonnante maturité des affres du déclin de la part d'un jeune homme dans la vingtaine :

" Malgré la bise qui mord
La pauvre vieille de somme
Va ramasser du bois mort
Pour chauffer Bonhomme
Bonhomme qui va mourir
De mort naturelle "

Brassens se distingue également par les airs gentiment subversifs qu'il élabore pour l'occasion et qui enchantent le camp de Basdorf. " Nous les pafs " est l'une d'entre elles : l'abréviation P.A.F. signifie " Paix aux Français ". Elle est loin de célébrer la gloire de leur activité ; à mots couverts, elle raille les ridicules prétentions affichées par le gouvernement du Maréchal Pétain dans la tentative de coller aux ambitions du Troisième Reich :

" C'est nous les pafs
Les jeunes philanthropes
Qui sommes venus ici
Pour faire la nouvelle Europe
On nous a dit que c'était pour la France
Et le plus rigolo
C'est qu'il y a des cons qui y croient. "

" C'était devenu notre hymne national, évidemment, " clame Onteniente qui raconte qu'ils aimaient la chanter le matin lorsqu'ils passaient devant les vigiles. D'une certaine façon, ce petit acte de gentille rébellion leur donne du baume au cœur avant de commencer l'insipide travail auquel ils sont contraints.

L'autre chanson particulièrement populaire de Georges Brassens au sein du camp de Basdorf s'appelle " La ligne brisée ". Cet air tout aussi dissident que l'hymne des P.A.F. s'articule autour d'un jeu consistant à tracer des signes cabalistiques en divers endroits libres du camp. Ceux qui agissent ainsi sont les membres d'un semblant de parti qui s'appellent les " briséistes ".

" Les allemands voyaient partout ces lignes brisées et cela les avait intrigué énormément. Etait-ce un nouveau mouvement qui venait de se fonder ? Cela les inquiétait beaucoup, " raconte Pierre Onteniente.

Faute de mieux, les autorités locales prennent comme sanction d'interdire aux français le port de la barbe. La chanson pour sa part, donne dans la métaphore :

" Scandaleuse, scandaleuse
et zigzague, elle zigzague
(..)
Sur l'air vague, vague, vague
Que cette ligne est indécente
(..)
Allons-y un deux trois
À mort la ligne qui n'est pas droite
De se briser, qui lui donna le droit
Dites-le nous, dites-le moi. "

Au bout d'un an de présence à Basdorf, les travailleurs exilés ont droit à une permission. Georges Brassens a la chance de faire partie du premier lot. Ses collègues lui conseillent alors, ainsi qu'aux autres permissionnaires, de prendre la poudre d'escampette si l'occasion leur en est donnée.

" Nous savions très bien que les neuf dixièmes ne reviendraient pas et donc, nous disions à ceux qui partaient : surtout, ne vous gênez pas, si vous avez l'occasion de ne pas revenir, il faut sauter dessus. Nous savions bien que les permissions seraient supprimées après... " raconte Pierre Onteniente.

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